Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


INTRODUCTION

    Nous étions encore jeune en 1989 lorsque le bicentenaire nous a fait découvrir la Révolution française. Pendant de nombreuses années, nous en avions conservé un mélange incohérent de dates, d’images fortes, de noms d’hommes illustres, mais aussi quelques clichés : la prise de la Bastille, Robespierre, le 20 juin 1789, la Marseillaise, les sans-culottes, la guillotine,…

    Bien plus tard, ce fut la découverte d’enjeux qui dépassaient largement le cadre d’événements toujours focalisés sur Paris : ici, en Bretagne, la Révolution est vécue différemment à Rennes, et même intensément dans certaines campagnes par de nombreux anonymes de l’Histoire, auxquels une étiquette de chouans a été donnée bien hâtivement. C’est à eux que nous voulons consacrer cette étude pour vivre, et surtout, comprendre et expliquer leurs craintes, leurs espoirs, leurs enthousiasmes même, et leurs déceptions.

    Par intérêt personnel, nous avons naturellement porter notre regard sur le pays de Hédé, ce bourg étant réputé pour son activisme patriotique dès la première heure. Classiquement, cette histoire locale se serait cadrée dans une monographie communale, voire dans une étude comparative entre 2 chefs-lieues de canton. Pourtant, nous tenions absolument à voir les effets de la Révolution dans le microcosme de quelques villages, les modes d’expression de l’adhésion ou du refus de leurs habitants, et éviter ainsi le piège du localisme. " C’est par en bas que nous voulons procéder, en suivant sur le terrain la diffusion et la propagation des pratiques nouvelles, leur inégale réception, leur rejet parfois. Ce faisant, cette histoire se veut politique […] mais aussi sociale, culturelle, ne négligeant aucun des paramètres qui peuvent conditionner les actions, ou les prises de position des hommes " 1. L’échelle cantonale s’est à l’évidence offerte à cette ambition.

    A mi-chemin entre Rennes et Saint-Malo, cette circonscription se compose de 7 communes : Hédé son chef-lieu, Bazouges, Saint-Symphorien, Langouët, Saint-Gondran, Guipel et Vignoc qui sont toutes de modestes paroisses rurales de quelques centaines d’habitants à la fin de l’Ancien Régime, malgré des spécificités hédéennes.

    Tout l’intérêt de ce sujet est de traiter de l’évolution des rapports entre le chef-lieu et les 6 autres communes. Les recherches devaient donc inévitablement débuter par une présentation pré-révolutionnaire, et 1785 réunissait des conditions avantageuses car c’est l’année d’une grande sécheresse qui touche durablement la Bretagne, mais aussi l’année où les autorités de Hédé démolissent un symbole de la féodalité : les ruines éparses du château dans la plate-forme intérieure. Nous quitterons enfin nos communes vers l’an II, année qui inaugure la période de la chouannerie : c’est la fin du grand rêve unitaire d’une République pour tous, et ce, malgré une intense politisation pour l’avènement du citoyen moderne. Cette dizaine d’année est donc envisagée afin de percevoir les enjeux de pouvoir et les bouleversements provoquées par les modes d’expression d’une politisation révolutionnaire, tant chez les personnalités locales que les couches populaires. Cependant, nous estimons utile de prolonger cette étude jusqu’au début du Directoire par ces lieux de pouvoir que sont les municipalités. Les conflits d’intérêts au sein et entre les 7 municipalités communales sont encore intéressants dans la mesure où ils sont le fruit d’une politisation qui ébranle désormais les tenants du pouvoir symbolique villageois. Sous le gouvernement révolutionnaire, les enjeux deviennent alors considérables car en fonction des hommes en place, l’engagement relatif de toute une commune au côté de la République se fera selon le degré de politisation de la masse des habitants. Cette adéquation politique entre municipalité et habitants devient alors fondamental pour comprendre le fonctionnement de tout un canton autour de son pivot, Hédé. A la fois consécration thermidorienne et chute de ces enjeux de pouvoir, elles sont toutes remplacées par une unique municipalité cantonale, siégeant au chef-lieu. Centralisation accrue, formalisme administratif et silence de communes repliées en apparence sur elles-mêmes, l’enracinement républicain sera définitif à Hédé qui monopolise désormais la vie politique locale. Elle prendra alors une nouvelle envergure qui nous prive de la gestion politique au village (censée ne plus exister), devenue presque inaccessible dans les sources et réduite à des réquisitions. Nous avons donc choisi de ne pas traiter le Directoire, ou du moins pas intégralement, car l’étude de l’an IV nous permettra d’envisager cette transition.


    Nos sources sont très importantes pour Hédé, qui disposait déjà du privilège de communauté de ville et donc d’une municipalité, bien avant la Révolution. Ses registres de délibérations nous ont été très précieux du fait de leurs bonnes tenues et des renseignements qu’ils nous ont fournis. D’ailleurs, il en sera de même durant toute la période, avec seulement quelques lacunes. Pourtant, de nombreuses difficultés méthodologiques ont été préjudiciables à cette étude, car aucun registre n’a été conservé pour les autres communes, énorme vide qui nous prive d’une source unique de leur vie politique locale. Une compensation sera alors fournie grâce à des extraits de ces registres, des correspondances et de nombreux procès verbaux (réquisition, élection, recensement,…) émanant de ces mêmes communes. Nous disposons également des commentaires écrits issus des autorités hédéennes et des échelons administratifs supérieurs, qui ont dû être traités avec une grande prudence puisque souvent sujets à caution : à de nombreuses reprises, il nous a fallu les recouper dans la mesure du possible, voire les infirmer, car la déformation de la réalité était parfois flagrante mais si révélatrice des opinions divergentes et des incompréhensions.

    Finalement, nous seront souvent dépendant de la vision de Hédé, mais Guipel et Bazouges monteront aussi régulièrement aux créneaux pour s’exprimer ouvertement, alors que d’autres, comme Langouët ou Vignoc, sont remarquables par leur mutisme.

    L’accumulation des sources nous permet tout de même d’envisager sereinement le canton. Créé comme circonscription électorale puis administrative, il nous est apparu plus " consistant ", si l’on peut s’exprimer ainsi, allant même jusqu’à susciter de nouvelles solidarités ou accentuer des rivalités inter et intracommunautaires déjà anciennes. Plus qu’une entité fictive, l’espace recouvrait progressivement une réalité politique et culturelle. Etude ambitieuse ? Peut-être pas, car les sources abondantes sur la garde nationale nous fourniront un très intéressant moyen d’évaluer la pertinence du canton, comme révélateur d’enjeux entre nos 7 communes, tant sur le plan électoral, religieux que militaire. Mais la garde ne saurait, à elle seule, tout expliquer. En effet, comment se peut-il qu’un engagement total dans la Révolution ait pu lentement s’effriter alors ? L’intervention de la vie politique nationale et celle des autorités au niveau local se conjuguent pour instaurer le nouvel état des choses, avec le soutien, l’indifférence ou le refus populaire. Nous pouvons alors mesurer les prémisses et les impacts de la politisation dans les campagnes, les signes d’une acculturation inédite, le rôle de Hédé et les réactions communales, unanimes ou partagées, en fonction des ruptures chronologiques et de la laïcisation d’une société qui tente de la sortir du carcan ecclésiastique. Du patriotisme à la chouannerie, toutes les options sont envisageables, où l’apprentissage de la citoyenneté restera un enjeu fondamental pour comprendre l’éveil d’une conscience politique d’abord locale, puis nationale. Les élections, le service militaire et les célébrations civiques, et leurs limites, auront donc ici toute leur place. Il reste important de souligner que cette étude n’a pas pour but premier de définir les modalités de l’acculturation républicaine dans ce canton, même s’il sera envisagé d’en souligner, à l’occasion, quelques manifestations concrètes au détour d’un paragraphe : l’an II n’est en cela que le point d’accélération de cette régénération. C’est un autre sujet…

    Les premières années de notre étude porteront sur une mise en place d’un maximum de facteurs qui influeront inévitablement sur le processus révolutionnaire. Nous consacrons donc une grande importance au poids des subsistances, à l’économie rurale et les relations de dépendances qui en découlent, le poids et les intérêts des groupes sociaux caractéristiques de la société d’Ancien Régime et leurs capacités de mobilisation, de contestation. Leur entrée en Révolution se fera selon un rythme spécifique à chacun, mais le temps des doléances reste le moment-clef pour entrevoir leurs aspirations aux changements ou les premières difficultés. La continuité des pouvoirs traditionnels et l’institutionnalisation de leurs rapports de force fixeront progressivement, mais au grand jour, les premiers modes d’expression de l’adhésion ou du refus des mesures prises par la Révolution, et de la promotion de Hédé comme chef-lieu de canton. Notre dernier volet se fermera sur la levée des 300000 hommes et la révolte de mars 1793, conséquences de la radicalisation des opinions. La République révolutionnaire et seulement quelques aspects de l’épreuve de la Terreur passeront au crible nos communes, et fixeront définitivement l’engagement de nos protagonistes. Le début du Directoire marquera les pistes d’une résistance passive de la plupart des communes à l’encontre du chef-lieu, dans une ambiance d’atonie politique et de chouannerie.


      1- Michel Vovelle, La Découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1993, p. 7.