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Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

    En sortant de Hédé, il y a un beau lac, appartenant à M. de Blossac, intendant de Poitiers, avec une belle ceinture de bois. Avec un petit peu de nettoyage, cela ferait un tableau délicieux. Il y a un château, avec quatre rangées d’arbres, et l’on ne voit rien d’autre du château, selon le vrai style français […]. Jusqu’à Rennes, le même mélange étrange de désert et de culture, pays à moitié sauvage, à moitié civilisé.-31 miles.

    2 septembre.- Rennes est bâti et a deux belles places, en particulier celle de Louis XV, où se trouve la statue de ce roi. Le Parlement étant exilé, on ne peut visiter le Palais de Justice.[…]mais pourquoi le peuple peut-il aimer le Parlement ?
    2 "

    L’ouvrage d’Arthur Young est avant tout basé sur des observations faites sur le terrain et des conversations avec les notables locaux qu’il fréquente, avant tout des membres de sociétés d’agriculture qui sont, il faut bien l’avouer, rares en France et surtout en Bretagne 3. Cet agronome anglais se contente donc globalement d’observer, entre le premier et le 2 septembre 1788, la route entre Combourg et Rennes, avec des annotations teintées d’un souci esthétique, proche de l’art de vivre aristocratique, mais surtout, une certaine incompréhension de la réalité agricole du bocage et la situation politique en Bretagne ! Bien évidemment, nous serons amené à en reparler dans les pages suivantes.

    Cette subdélégation 4, qui est l’une des subdivisions administratives de l’intendance de Bretagne, comprend ainsi une trentaine de paroisses dont Hédé est (déjà !) le chef-lieu. Par souci pratique, nous avons limité ce premier chapitre à l’étude de nos 7 paroisses qui font toutes partie de sa juridiction. Or justement, la Révolution n’a pas instauré mais révélée plus intensément des rapports sociaux, économiques et politiques préexistants entre les différentes paroisses, et au sein même des communautés. Il apparaît alors crucial de définir les structures sociales et de dégager leur poids respectif pour mieux appréhender les évolutions, notamment celles des options politiques.

    Extrait de Claude Renard, Paroisses et communes de France. Dictionnaire d’histoire administrative et démographique : Ille-et-Vilaine, Paris, CNRS, 1990.


A. Notions et aspects généraux

Tout au long du mémoire, nous serons amené à évoquer certains lieux, des personnes, des caractéristiques et des évolutions spécifiques qu’il convient de préciser dès à présent.

    1. Une situation géographique essentielle

    Selon Ogée 5, le bourg de Hédé se situe à 4 lieues et demie au nord de Rennes, siège de l’évêché duquel il dépend, de même que les paroisses de Guipel, Vignoc, Bazouges et Saint-Symphorien. Seules Langouët et Saint-Gondran sont du ressort spirituel de Saint-Malo.

    Dépendantes administrativement et judiciairement de notre siège royal, elles en sont toutes distantes 6 de une ( Bazouges et Saint-Symphorien) à deux lieues et demie ( Vignoc et Lagouët), mais son accessibilité interne n’en est pas moins rendue difficile par des sentiers peu praticables pendant la bonne saison pour les charrettes et les chevaux, mais en hiver "  la boue, les fondrières, les mares rendaient la route impraticable. Les eaux détruisaient les travaux de réfections annuels exécutés par la corvée. Chaque printemps on les recommençait sans jamais les achever. 7" Ce cloisonnement est une spécificité du bocage breton, avec ses mosaïques de forêts et des champs ouverts résiduels, du fait des parcelles encloses par des talus d’arbres doublés ou non de fossés. Paysage compartimenté, il se laisse mal pénétrer par les chemins encaissés.

    Cependant, le mauvais état des chemins vicinaux, l’inexistence de voie navigable 8 et l’éloignement de Rennes sont compensés par un grand avantage : une grande ouverture sur tout le nord de la Haute-Bretagne grâce à une situation de proximité immédiate d’axes majeurs d’échanges 9. Hédé, typique des villages-rue linéaires avec ces jardins (ou courtils) qui descendent en gradins à l’Ouest, s’est constituée de par et d’autre de la Grande-Rue 10 : une portion de la route royale qui donne accès au sud de la grand-place du bourg. Les trois principales routes peuvent traverser l’enceinte même de l’ancienne ville close : par la porte de la Grande-rue au sud, la porte de Tinténiac au nord-ouest et la porte combourgeoise à l’est. La circulation y est très intense, au point que " chaque jour les dégradations des pavés de cette ville devenaient plus sensibles, que pour arrêter les progrès de ce mal il étoit urgent d’y faire des réparations "11 : le conseil arrête alors de demander à l’intendant son autorisation pour que l’ingénieur des Ponts et Chaussées Piou dresse un devis.

    La première est la route Rennes/Dol, qui traverse Hédé, Bazouges puis Combourg avant d’atteindre la cité épiscopale. Le deuxième axe secondaire passe par Langouët puis Saint-Gondran pour mener à Dinan. Enfin, et surtout, c’est la route royale de Rennes à Saint-Malo, longue de 13 lieues _, qui explique le rayonnement commercial des foires et marchés de Hédé, et son rôle d’étape. C’est la raison pour laquelle l’administration royale, qui avait créé un service de poste et de messagerie entre la capitale bretonne et son port de la Manche, a instauré un bureau de poste vers 1720 à Hédé, siège d’une subdélégation en étroite relation avec son intendant. Préférée à Tinténiac qui doit se contenter d’un simple relais de poste, la colère de ses habitants s’exprime en Juin 1788 lorsque la commission intermédiaire des Etats leur attribue l’entretien des 244 toises d’empierrement sur la colline de Hédé, du fait du mauvais état de cette portion de la route royale 12 !

    En effet, les routes de poste constituent les indispensables canaux par lesquels l’intendant et la commission intermédiaire communiquent avec le reste de la province, elles font donc " l’objet d’une surveillance attentive de la part des ingénieurs des Ponts et Chaussées et sont constamment améliorées pour faciliter la course des cavaliers ou voitures lancés au galop "13, moyens de transport qui ne concernent que les voyageurs officiels ou fortunés.

    C’est Louis Lemarchand, cabaretier et membre du conseil de Hédé, qui est en charge de l’office de maître des postes aux chevaux, et pour lequel il emploie trois postillons 14 qui assurent le service régulier vers Rennes (3 fois/semaine en moyenne) des lettres et correspondances en 1788. Il suffit de quelques heures à une demie-journée pour qu’une lettre partie de Rennes atteignent le bourg de Hédé.

    Mais il n’en demeure pas moins du rôle stratégique dont dispose cette ancienne place forte, située sur une colline rocheuse. Elle domine et protège l’axe d’accès de Rennes vers la mer, et réciproquement, où circulent régulièrement des troupes militaires, la Bretagne étant devenue un point stratégique dans le conflit naval opposant la France à l’Angleterre, depuis le règne de Louis XIV 15. Certaines ne font que la traverser, d’autres y séjournent plus longuement. Conçue tous les 20 à 30 km pour mieux assurer les détachements militaires entre deux cantonnements, l’étape n’est théoriquement qu’un abri pour la nuit accompagné d’une ration journalière de pain, mais il arrive que ces " garnisons temporaires " se prolongent, problème que nous rencontrerons à nouveau durant les troubles civils de la période révolutionnaire. " Au XVIIIème siècle, le conseil de ville se réunit souvent, afin d’adresser des messages à l’intendant en vue d’un allègement du poids militaire supporté par la ville. Les habitants sont les premiers confrontés au problème de l’hébergement des soldats " 16. Ce constat est d’autant plus aggravé qu’en 1753 sont démolies les halles, alors qu’elles servaient également d’abri au corps de garde et aux chevaux. Bien évidemment se posent les difficultés pour les habitants de ravitailler la troupe lors des périodes de disette, notamment celle de 1785-86 : pourtant il est vrai qu’à partir de cette décennie, la situation s’améliore grâce au partage du fardeau avec les habitants des villages voisins (surtout Bazouges et Saint-Symphorien), qui accueillent à leur tour chez eux des soldats. Sorte de solidarité imposée pour laquelle ils ne reçoivent qu’une bien maigre indemnité, loin de couvrir les frais engagés…
    Selon Ogée, la paroisse de Bazouges fait partie de la zone nord d’une ligne allant de Miniac jusqu’à Guipel, dont la caractéristique principale est un paysage de collines composées de roches granitiques, posant le problème de l’accumulation des eaux en contrebas sur son terroir : cela rend peu propice la culture des céréales du fait de vastes zones humides infestées d’ajoncs. A l’inverse, Hédé souffre d’un souci chronique pour son ravitaillement hydraulique surtout en saison sèche, de par la composition même de son sol : obligée de drainer l’eau jusqu’à son sommet (40 mètres), elle doit engager des investissements lourds pour édifier des fontaines publiques 16a.

    La partie sud, quant à elle, est plus accidentée mais dispose de meilleures terres où domine le schiste du nord du bassin de Rennes. Le seul inconvénient est la grande difficulté à travailler ce sol : humide, la terre devient une sorte de pâte compacte et relativement " collante " sur les instruments agricoles, mais une fois sèche, elle se fend en de larges crevasses 17.

    Finalement, au sud de la forêt de Tanouarn, nous avons affaire à des paroisses assez peu fertiles, le sol lessivé étant la norme du nord du diocèse de Rennes. Mais surtout, c’est l’omniprésence des landes qui génère le paysage, particulièrement à Guipel où Ogée signale qu’elles restent les seuls pâturages disponibles, alors qu’à Saint-Gondran et Langouët, le sol est plutôt couvert d’arbres fruitiers et de " véritables " pâturages. De plus, étant la plus grande paroisse en superficie de notre canton (environ 2510 ha), plus de 60% du terroir de Guipel est recouvert de ces landes incultes ! Cela explique en partie que ses habitants se tournent davantage que leurs villages voisins, vers l’élevage du fait de leur utilisation comme plantes fourragères. Le pays de Hédé est du reste, recouvert de buissons et dominé par plus de 20% de landes et pâturages par paroisse 18.

    Par ce bref survol, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que cet ensemble géographique dispose d’une très bonne ouverture sur l’extérieur, surtout pour et par le siège royal, mais que sa situation de carrefour entraîne des inconvénients pour ses subsistances. Les paroisses rurales environnantes, sans être pauvres, ne paraissent pas favorisées par la pédologie. Voyons alors quelles incidences ces facteurs peuvent avoir sur la population.

    2. Eléments de démographie

    Comme nous pouvons le voir sur les cadastres *, les paroisses sont de tailles inégales, tout particulièrement le bourg de Hédé où ses habitants se concentrent sur 25 ha., ce qui pose de nombreux problèmes de promiscuité et d’hygiène urbaine sur la voirie. Le règlement de police du 10 septembre 1790 nous donne une image saisissante de l’ambiance régnante 19 : les cochons et autres animaux se déplacent librement, les rues sont encombrées d’ordures ménagères, de fumier et marnix, le produit des latrines et autre " eau corrompue " s’y répandent, … bref il en résulte une odeur nauséabonde et constante à chaque coin de rue. Ce règlement a au moins le mérite d’une prise de conscience hygiéniste, mais les voitures stationnées encombrent toujours la voirie.

    La population résidente sur nos 7 paroisses regroupe environ 5328 20 habitants au maximum dans les années 1789-90, et se répartit comme suit :

    .Hédé : 140 feux (env. 700 hab) . Saint- Gondran : 80 feux (env. 400 hab.) .Guipel : 1406 hab. .Bazouges : 150 feux (env. 750 hab.)

    .Langouët : 502 hab. .Saint-Symphorien : 570 hab. .Vignoc : 1000 hab.

    L’habitat rural s’y compose " d’un noyau dont font parties l’église, le cimetière et quelques maisons, et autour duquel s’éparpillent des petites fermes regroupées parfois en hameaux ou villages " 21, qui ne constituent pas autant d’isolats culturels, fermés au monde extérieur. C’est le cas notamment du bourg de Vignoc, que côtoient villages de la Fontaine, de Vauléon, mais aussi le moulin, l’étang et le château de la Villouyère où réside le seigneur Aubert de Trégomain. Nos paroisses forment un réseau serré, notamment de Bazouges à Langouët, et sont assez denses du fait de la proximité du foyer de peuplement de Bécherel-Tinténiac, mais il faut reconnaître que la " culture littéraire urbaine n’avait pas atteint les hameaux isolés de la campagne bretonne " 22.

    Evitons seulement de marquer une dichotomie entre les campagnes et Hédé. Cette dernière dispose bien du privilège de communauté de ville, mais elle n’en demeure pas moins réglée " par des coutumes calquées sur celles de la campagne " 23. Ainsi, on se rend compte que les naissances sont plus nombreuses au printemps, conséquence logique d’une " abstinence " pendant la période des moissons. Il semble donc que beaucoup d’hommes et de femmes complètent leurs revenus en travaillant aux champs. Il est néanmoins possible de parler de ville, tant qu’elle dispose encore de ses privilèges politiques et fiscaux. Sans eux, elle n’est qu’une bourgade qui reproduit partiellement la structure socio-économique d’une ville plus importante, complexité que nous détaillerons.

    Notre source principale pour l’étude de ce thème a été le dépouillement systématique des B.M.S. des 7 paroisses 24, parmi lesquels le lecteur se rendra compte qu’il existe quelques lacunes négligeables, notamment pour l’année 1793 (conséquence des troubles civils, de la transition à l’état civil, perte, …?), qui n’a donc pas été comptabilisée dans les statistiques par souci comparatif. Notre simple ambition se limitera, pour l’instant, de mesurer les effets de la sécheresse du printemps 1785 sur l’ensemble de la population, afin de valoriser les difficultés frumentaires et ses conséquences sur ces structures socio-économiques. Nous avons arbitrairement limité cette étude sur la borne fictive de 1789, bien que cette année voie une hausse du prix des grains, mais ses conséquences seront moindres pour ce qui nous concerne.

    En avril, il faut se rendre à l’évidence : rien ne pousse. Même l’orge, qui joue le rôle de culture salvatrice de substitution, n’a pas résisté au manque d’eau. Avant que ne vienne le temps des moissons, on sait la gravité de la situation alors que la période délicate de la soudure approche inexorablement : " cette année, à Guipel, les lins manquèrent totalement, les premiers chanvres périrent, les foins ne donnèrent que la dixième partie d’une récolte ordinaire ; il y eut peu de blé noir ; pour les avoines, orge et paumelle : " à peine en a-t-on la semence " ; au moins 100 bestiaux périrent, furent tués ou vendus à vil prix, tant bœufs que chevaux et vaches " 25. En effet, la précocité et la violence de cette sécheresse brûlent toutes les cultures et les " bestiaux sont évidemment les premières victimes. Privés de foin et de paille, ils le sont aussi d’eau, ruisseaux, puits et abreuvoirs ". Le prix du foin s’envole, et les paysans " sont contraints soit de laisser périr leurs bestiaux, soit d’essayer de les vendre à des prix de plus en plus dérisoires " 26, or l’élevage est une source essentielle de revenus, surtout à Guipel.

    Les premiers effets ne se font pas attendre, la mortalité progresse sensiblement par rapport aux moyennes annuelles dans les paroisses de Saint-Symphorien, Vignoc et surtout Guipel où 97 décès sont enregistrés 27, les autres sont encore épargnées : grâce à des réserves et des aliments d’appoint (laitages, légumes,…) plus abondants ? Une agriculture plus diversifiée ? 28 En revanche, pour Hédé, la raison se comprend aisément : " les autorités provinciales et les municipalités effectuent des recherches des grains au domicile de tous les chefs de famille [des paroisses environnantes] pour débusquer les pratiques spéculatives "29, et les forcer à déposer leurs grains aux marchés du bourg. Il est à noter que sur l’ensemble des délibérations du conseil de Hédé, de 1785 à 1788, aucune ne concerne la sécheresse ou les subsistances, le subdélégué se chargeant de ce devoir 30: dès l’automne 1785, l’intendant de Molleville approvisionne la province de lin et de chanvre pour permettre aux paysans de les filer durant l’hiver. Le 15 février 1786, il écrit à nouveau au subdélégué de Hédé, pour lui annoncer qu’il a encore fait venir des graines de lin de Zélande (grâce aux 200000 £ allouées par le contrôleur général Calonne à la province de Bretagne), à charge pour lui de les revendre à perte aux paysans de son ressort, pour qu’elles soient plantées en mars et servir l’hiver suivant. Ce secours n’étant pas gratuit, la plupart des paroisses refuseront de les acheter à cause de fonds insuffisants, et de peur de ne point être remboursées par les paysans pauvres 31 : parmi nos 7 paroisses, seules 2 en ont fait la demande. Le 17 février, Ruaulx renvoie à l’intendant un état des paroisses de sa subdélégation où l’on cultive le lin, et signale que " c’est à peu près le canton le plus fertile et le plus propre pour cette culture ".  Un mois plus tard, il indique que " le recteur de Vignoc en demande, suivant l’état qu’il m’a adressé, 7 sacs ou pièces […] et celui de Saint-Symphorien, 8 ou même 10 " 32.

    Les délibérations de Hédé concernent, elles, principalement la construction d’une fontaine, de la rue de Bertrand (du nom de l’intendant de Molleville) et la gestion d’un atelier de charité visant le nivellement du champ de foire 33 : " Il a été donné lecture d’une circulaire par laquelle pour prévenir la mendicité dont l’intempérie des saisons nous menace, Monseigneur l’Intendant engage la communauté à mettre une somme en réserve pour occuper l’hyver prochain les ouvriers qui manqueroient de travail "34. Cette idée de chantier avait déjà été proposée par l’intendant des années auparavant lorsque le conseil multipliait les requêtes, pour obtenir l’autorisation d’utiliser ses fonds municipaux afin d’aider ses indigents : l’intendant donnera son autorisation à hauteur de 2400 £ 35. Il semble que la sécheresse ait précipité les événements et le chômage, car de nombreux artisans et fermiers ont été obligés de renvoyer leurs domestiques et journaliers, alors que l’hiver arrive. Pour un coût de 4500 £, Hédé ne perçoit aucune aide sur les fonds votés par les états en janvier 1786 36, alors que les possibilités budgétaires de la ville sont bien moindres que celles de Rennes, qui poursuit ses travaux jusqu’en 1788. Et le problème persiste : des subsistances rares, et des mercuriales qui s’envolent 37. Les membres du conseil ne se sentent-ils pas concernés ? : " les gens riches, ou simplement aisés, cherchent à prévenir la faim, ils stockent dans leur grenier 38, ils ont les moyens d’acheter cher les rares céréales disponibles " 39. Le bourg s’approvisionne en denrées les jours de marché sur son plat pays : les quelques paysans situés aux abords immédiats apportent eux-mêmes leur maigre surplus, ceux situés plus loin les vendent à des marchands de grains ambulants, qui les apportent ensuite à Hédé. Les plus grandes quantités sont apportées par les " décimateurs et les régisseurs qui recevaient la récolte sous forme de rentes ou de prélèvements seigneuriaux, vendaient directement leur produit à des marchands de grains établis sur les marchés urbains locaux " 40. Un questionnaire rempli par l’administration cantonale, daté du 4 pluviôse an VI (24 janvier 1798), nous révèle qu’ensuite, ces " blattiers transportent l’exédent de notre consommation au marché de la commune de Rennes qui n’est qu’à 5 lieues d’éloignement "41.

    Les habitants y achètent le blé " brut " et le dépose dans l’un des moulins, tous situés au débouché du ruisseau du Grand Etang de Hédé. Les meuniers sont souvent associés avec les boulangers qui fabriquent un pain essentiellement destiné aux cabaretiers, militaires ou gens aisés, les couches populaires ne font que déposer leur pain pour être cuit.

    Arrive l’année 1786, toutes les réserves sont épuisées et la disette touche même les marchés et foires. La chute de la nuptialité n’est visible qu’à Vignoc et Saint-Symphorien, on reporte le mariage à des jours meilleurs. Son corollaire, la natalité, marque un fléchissement, et s‘effondre même à Saint-Symphorien qui passe de 28 à 16 naissances en 1787 : " l’obsession de la nourriture, qui relègue au second plan les pulsions sexuelles " ! 42
    C’est d’autant plus compréhensible que notre subdélégation est la plus surpeuplée de tout le diocèse de Rennes : 20735 hab. se répartissent sur 112 km_, soit une densité de 185,1 hab./km_ ! Pour une superficie comparable, celle de Antrain compte 8400 hab., soit 67,2 hab./km_. On comprend bien que les ressources locales soient chroniquement déficitaires (en temps normal, la production agricole ne correspond qu’au 2/3 des besoins), et catastrophiques lors de la sécheresse.43

    Sans être alarmiste, le pic de clocher est atteint partout cette année : le solde naturel est négatif à Vignoc (-5), à Hédé (-19), et surtout à Guipel ( -50), avec ses 113 décès qui représentent le dixième de ses habitants. Les 4 autres paroisses sont modérément atteintes, en conservant un solde faible, mais positif. Ce sont surtout les plus vulnérables que la mort fauche dans un premier temps : les vieillards, et les enfants en bas-âge 44 mais aussi les malades, dont les corps fragilisés par la faim rendent propice le développement épidémique, posant ainsi l’inégalité d’accès aux soins. S’agissant cette année d’une fièvre bilieuse, elle ne fut pourtant meurtrière qu’à Hédé, alors que cette dernière dispose de 2 chirurgiens résidants : les sieurs Pigeon et Guynot Brémard, qui exercent leur profession sur toute la sénéchaussée, parmi la plus défavorisée de Haute-Bretagne (5 pour 10000 hab.) 45. Incompétents, leur dévouement (!) ne les force à se déplacer que pour des gens aisés, seuls capables de régler des honoraires prohibitifs, et instaurent ainsi une véritable discrimination sociale 46. Ils ne se déplacent pour les plus démunis seulement si l’intendance intervient, notamment de juillet à novembre 1786, en rémunérant Pigeon, qui se rendit de paroisse en paroisse pour soigner les indigents (31 à Guipel) 47.

    Au travers de ce constat peuvent apparaître les pauvres structurels (30% des paysans) : vulnérables, ils sont les premiers à mourir lorsque la flambée du prix des grains se prolonge (seraient-ils en forte concentration à Saint-Symphorien et Guipel ?), puisque les pauvres conjoncturels (20%) sont touchés dans un second temps et " que 2 mauvaises récoltes successives mettent brutalement en difficulté ", provoquant " une accentuation des clivages entre gros fermiers, laboureurs aisés et les journaliers, les micro-propriétaires acheteurs de grains " 48
    Sans vouloir appuyer le schéma d’opposition, cher à Paul Bois 49, entre la bourgeoisie des villes et la paysannerie des campagnes, il est indéniable que nos 6 paroisses rurales acceptent mal de livrer leurs rares grains aux marchés de Hédé en ces temps difficiles. Nous y reviendrons plus en détail…

    La récupération ne s’amorce qu’à partir de 1787 50, la mortalité revient à un niveau habituel. Mais cette période difficile a provoqué un stock de veufs suffisamment important pour que nous puissions noter une reprise des nuptialités ( quel est la part des remariages et de ceux qui n’ont été que repoussés ?), comme à Hédé qui passe de 4 à 10 mariages entre 1785 et 1787, Saint-Gondran atteignant son pic avec 8 unions contre 3,69 mariages en moyenne. Etrangement, Guipel ne connaît pas ce phénomène (comme Bazouges ou Langouët, d’ailleurs), alors qu’elle fut la plus touchée.

    Ces unions nous permettent également de mesurer la sphère d’influence de chacun des villages, et sans surprise, cet horizon de vie se limite à un cercle concentrique de 10 km environ où s’intègrent la parenté, le marché hebdomadaire, le notaire et le tribunal local. Par exemple, à Vignoc, 80% des mariages sont contractés entre habitants de cette même paroisse, or ce stock peut être complété par les paroisses circonvoisines, créant de véritables parentèles inter-villageoises et un réseau complexe de relations sociales: Guipel, Gévezé, Melesse,… " Pour l’ensemble de ces ruraux, qui possèdent presque tous au moins un lopin de terre, la vie ne se conçoit pas hors du cadre d’origine, ou loin de celui-ci, à l’écart donc des solidarités familiales et villageoises " 51. Il existe donc bien des solidarités intercommunautaires (le mariage n’en est qu’un facteur parmi d’autres : les rôles de vingtième révèlent que de nombreux exploitants résident dans une paroisse voisine, mais sans que nous puissions donner de chiffres), en parallèle des rivalités de clocher. Même Hédé n’échappe pas à cette endogamie géographique, à la seule différence qu’il soit parfois célébré des unions entre une hédéenne et un marchand ou un militaire de passage.

    Il est à noter que l’endogamie sociale est extrêmement forte au sein de la bourgeoisie de Hédé, puisque les familles Deslandes, Robiou, Belletier, Pollet, Delamare, Boursin, Thouault,… forment un microcosme unique : des liens inter-familiaux se tissent depuis la fin du XVIIème siècle. Pour ce qui nous concerne, Jacques Belletier épouse en 1787 Jacquemine Guillemette, fille de Michel Deslandes, ou encore Barthélemy Pierre Joseph Pollet épouse Marie, fille du procureur du roi Delamare. Soulignons que mise à part les Robiou, aucune de ces familles n’a de lien avec la noblesse locale 52 : même de Bréal, pourtant noble à Saint-Symphorien et gouverneur à Hédé, ne s’est jamais marié. Cela tendrait à prouver qu’il n’y a presque plus de noblesse pauvre dans le pays de Hédé, car M. Nassiet estime que de 1730 à 1790, 45% des mariages des nobles se font avec des roturiers : les premiers cherchent à raffermir économiquement leur lignage, les notables ruraux un " ventre " pour anoblir leur lignée, sans que cette alliance ne menace ce statut, suite à son renforcement par la réformation de 1668. 53

    Structures démographiques atteintes inégalement, les subsistances restent au cœur des relations étudiées : fragilité et dépendance économiques. A la base de la hiérarchie urbaine où culmine Rennes et ses 35000 habitants, Hédé, ville-marché élémentaire, vit en symbiose avec les paysans de son plat pays, mais sans s’y identifier car elle reste un lieu " du pouvoir et de l’argent. "54 Qu’en est-il du niveau d’instruction ?



    3. Une minorité d’instruits

    Enfin, pour achever cette étude sur les mariages, nous avons tenté d’évaluer le taux d’alphabétisation selon la méthode du recteur Maggiolo, en établissant le pourcentage des hommes et des femmes qui ont apposé leur signature au bas de leur acte de mariage. Les résultats ne donnent pas vraiment le taux d’alphabétisation, mais plutôt le niveau de scolarisation, car celui " qui signe l’acte de son mariage ne sait pas pour autant écrire couramment, et que d’autre part, la signature ou son absence ne nous renseigne aucunement sur cet autre moment fondamental de l’alphabétisation qu’est l’apprentissage de la lecture " : on commençait par cette dernière " et comme il était plus coûteux et plus long d’apprendre ensuite à écrire, beaucoup en restaient au premier niveau ". 55
    Notre méthode de dépouillement des 7 B.M.S. est forcément limitée, puisque nous nous sommes astreint à 2 sondages, l’un au début et l’autre à la fin de notre période. N’a été retenue que l’année où un maxima de mariages fut enregistré, par souci de représentativité. L’échantillon sera donc différent selon la paroisse pour les périodes 1785-1787 (61 mariages), et an VI-VII (89 mariages). Bien sûr, des problèmes subsistent, notamment à Saint-Gondran où le faible nombre de mariages joue un rôle non négligeable dans le résultat obtenu : 0% ! Parallèlement, l’importance des sondages effectués à Hédé, Guipel, et Vignoc, révèle une marge d’erreur acceptable, ces résultats ne sont donc que des ordres de grandeur.

     

    N

    1785-1787
    N
    An VI-An VII
    Moyennes
    Hommes (%)
    Femmes (%)
    Hommes (%)
    Femmes (%)
    H
    F
    Hédé
    10
    33,3
    10
    35
    28,6
    8,5
    31
    9,25
    Bazouges
    6
    16,7
    16,6
    8
    37,5
    12,5
    27 ,1
    14,55
    Guipel
    14
    21,5
    0
    16
    31,25
    18,75
    26,4
    9,4
    Langouët
    4
    25
    0
    6
    50
    33,3
    37,5
    16,65
    St-Gondran
    4
    0
    0
    5
    0
    0
    0
    0
    Vignoc
    17
    41,2
    11,8
    11
    45,5
    9,1
    43,4
    10,45
    St-Symphorien
    6
    0
    0
    8
    25
    12,5
    29,2
    6,25

    N = nombre de mariages

    Les résultats semblent très disparates, mais la moyenne générale est plus explicite : 27,8% des hommes savent signer contre 9,5% des femmes, ce qui signifie qu’une part encore plus faible sait réellement lire et écrire : écrire seulement son nom et son prénom est généralement considéré comme le certificat minimum d’instruction, et encore, la majorité des cas observés ont un niveau d’écriture très hésitant voire illisible. Mais ces chiffres concordent avec ceux que proposent J. Quéniart pour l’Ille-et-Vilaine 56, de même que S. Bianchi pour qui " l’instruction dépend de la hiérarchie sociale " 57. Si 75% des artisans 58, et les 2/3 des marchands et fermiers-laboureurs savent signer, l’analphabétisme est presque total pour les non-propriétaires et petits métayers. Les journaliers savent signer à 15%, les domestiques à 11,7%, alors que 80% des chefs de famille de la bourgeoisie rurale (gros fermiers) " peuvent pousser leurs enfants vers les collèges " 59. C’est le cas de Pierre Rouyer, fils de laboureur, qui fait des études au collège de Dinan 60. Il est de retour à Saint-Gondran en 1789, dont il deviendra l’un des maires, preuve qu’il faut nuancer les résultats d’analphabétisme de cette paroisse !

    Or, pour les couches populaires et paysannes, aucune ambition ne les incite à faire des efforts. " Seule l’idée qu’après tout une instruction, même rudimentaire, peut être pour eux de quelque utilité peut les pousser, en bonne année, à envoyer leurs enfants sur les bancs de l’école […] : dès qu’une mauvaise période s’affirme, il faut, même si l’école charitable est gratuite, que l’enfant rapporte au plus tôt quelques sous à la maison ; pour lui, c’est l’ignorance, souvent définitive ". 61
    Mais ces écoles sont-elles seulement efficaces ou accessibles ? Nous savons qu’avant 1790 62, il n’existe aucune école dans nos 7 paroisses 63, mais par contre, elles sont toutes limitrophes de paroisses disposant soit d’une école de garçons, soit une de filles, voire même les deux : à Tinténiac, Saint-Brieuc-les-Iffs, les Iffs, Gévezé, et Saint-Médard-sur-Ille. Nous avouons ne pas savoir expliquer les différences de taux entre notamment Guipel et Vignoc. Dans une région où peu de gens sont capables de tenir une école, nous devons alors sûrement prendre en compte les qualités du recteur ou de son vicaire, qui assure ce service comme complément de revenu (avec d’hypothétiques droits d’écolage): l’enseignement y est donc très catéchétique, car une dictée et une opération feront l’affaire ! Pour Guipel, et ses 26,4% d’hommes sachant signer, est-il envisageable de faire une corrélation entre niveau d’instruction et la proportion de pauvres ? 64 Ces derniers furent en partie décimés par la crise de subsistances, mais restons prudents.

    Quant aux faibles taux des femmes, il est aisé de le comprendre, et cela même pour Hédé alors que ce bourg abrite un couvent d’Ursulines, dont l’une des missions est la reconquête catholique post-tridentine par l’enseignement des jeunes filles : " reçues au couvent pour une éducation à caractère fortement religieux, elles n’en étaient pas moins hors de la clôture, dans un bâtiment séparé du logement des religieuses "65. Mais avec un taux de 9,25%, il est aussi important que la moyenne générale ! Les pensionnaires y passent généralement de brefs séjours (quelques mois), et un an pour seulement 30 % d’entres-elles, ce qui ne favorisent guère un apprentissage intellectuel. En effet, l’objectif reste avant tout de " permettre à des jeunes filles de tenir honorablement leur rang dans la société, à quelque rang qu’elles se situent "66. A. Anne-Duportal signale que le sieur Guinot de Brémard, chirurgien, a une fille pensionnaire au couvent, et qu’elle chercherait même à y prononcer ses vœux ! 67 Utilité sociale donc, on saisirait alors leur attachement respectueux à l’encontre des Ursulines, mais méfions-nous de cette relation idyllique, car " les sœurs étaient beaucoup plus aptes à soigner les malades qu’à lire et à écrire " 68 : leur enseignement profane réduit à 4 heures par jour, se limite donc aux rudiments d’écriture, de lecture, mais aussi de couture, le blanchissage, la broderie, les dentelles,…Bref, préparer les jeunes filles, principalement de la petite bourgeoisie hédéenne, aux travaux ménagers, ce qui n’est pas le cas de leurs fils qui font des études plus poussées. Prenons le cas de Jean-françois Duclos de Montaillé : notaire royal et membre du conseil municipal, il a été bachelier en Droit à Rennes.

    Pour ce qui est des couches populaires, s’ils sortent bons chrétiens des petites écoles, 69 nombreux sont ceux qui retombent dans une situation proche de l’analphabétisme : " le contenu religieux et l’irrégularité de la scolarisation ne préparent pas les esprits à une contestation du régime et des valeurs en place "70. De plus, sans un minimum d’instruction, point de participation politique au niveau local, ou du moins, difficilement.

    La situation de Hédé lui procure un avantage certains : haut-lieu administratif et commercial, son mode de vie reste proche des campagnes, même si une élite semble déjà se spécifier. Il convient donc de voir plus en détail les différentes couches socio-économiques.