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Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)



I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

    B- Une société traditionnelle et hétérogène

    L’étude des catégories socioprofessionnelles est essentielle pour appréhender les rôles de chacun au sein de hiérarchie internes, mais selon des modes de dépendances subtiles.

    1. Une élite de juristes

    Nous allons débuter cette étude par un éclairage sur une caste stable et solidaire : l’oligarchie des officiers royaux et seigneuriaux. Cette bourgeoisie à " talents " est presque entièrement roturière, certains d’entre-eux jouissant d’un office anoblissant.

    Les différentes familles, citées pour la plupart précédemment, s’occupent de la justice royale à Hédé 1, et des autres bailliages et juridictions seigneuriales car ces derniers " ne fournissaient pas un travail suffisant pour occuper leurs titulaires. Les officiers de la cour royale les accaparèrent " 2.  Ces justices seigneuriales créent un véritable imbroglio juridique puisqu’en Bretagne la justice est inhérente au fief, donc à son seigneur : ainsi, à Vignoc, la haute justice se rend dans l’auditoire du bourg au nom des seigneurs de la Villouyère et de Montbourcher, comme à Guipel au nom du seigneur du Chesnay-Piguelay. A Saint-Symphorien, nous y trouvons les fiefs de la Bretèche (famille de Bréal), la Châtière, la Crozille,… mais comme les seigneurs des autres paroisses, ils n’ont pour la plupart qu’une basse et moyenne justice : faute d’auditoire, leurs officiers tiennent séance dans celui de sénéchaussée de Hédé. Situé face aux maisons entre la rue de Bertrand et la rue du Château, celui-ci comprend un étage et une toiture surmontée d’un clocher carré et d’un campanile contenant l’horloge municipale 3.

    C’est ici que le sénéchal David Charles Morel Desvallons rend la justice au nom du roi, assisté de Hérisson Delourme, son alloué. Ce dernier est également maire de la communauté de ville depuis 1783 et sénéchal de la commanderie de la Guerche 4. Les intérêts du roi sont défendus par son procureur général Jean Belletier de l’Etang : résidant à Hédé, il est de surcroît avocat au parlement et juge de plusieurs juridictions, dont celle du Chesnay-Piguelay en Guipel. Nous arrêterons ces quelques exemples par Barthélemy Pollet, substitut du procureur royal, avocat au parlement, et procureur fiscal de nombreuses juridictions dont celles de la Crozille, et de Bon Espoir en Bazouges, où il réside d’ailleurs. Ces familles se transmettent les offices de magistrature depuis plusieurs générations par lignée directe, ou se les revendent entre elles. Par exemple Louis Lemarchand le jeune a acheté celui de premier huissier audiencier pour 3000 £ en 1770 au fils de Guynot Deschapelles. Ces offices vénaux leur procurent à tous des revenus par les redevances payées par les plaideurs, mais tous espèrent secrètement obtenir un office au parlement.

    Au sommet de la hiérarchie de la fortune et l’office exercé, ces robins sont entourés de toute une cohorte de greffiers, huissiers, et autres notaires : tous appartiennent à l’élite socio-économique de Hédé. Tous n’y vivent pas (le maire a une résidence en la paroisse des Iffs, mais sa demeure ordinaire est à Rennes), mais peuvent parfois se retrouver chez Pierre Berthaut, " caftier " de son état : les " gens de bien " préfèrent le café aux tavernes et autres cabarets du bourg, marqués par une trop grande promiscuité populaire 5. Le registre de capitation pour 1788 révèle ce fossé énorme : sur 245 capités 6 (188 articles) payant au total 903 £.9s.1d 7, chaque capité paie presque 5 £, mais 5,7 % des contribuables règlent 39 % de cet impôt, soit 15 £ et plus pour chacun. Or, ils ne sont que 8 à régler un montant de 20 £ et plus, parmi lesquels 5 sont juristes : il n’est donc pas étonnant que les 2 plus gros capités soient le sénéchal (50 £) et le maire Hérisson Delourme (60 £), le subdélégué Ruaulx de la Tribonnière ne payant " que " 20 £, et Gersin, receveur des devoirs, 39 £. Par comparaison avec le reste de la population 8, les magistrats ne sont qu’une vingtaine ; si on leur adjoint les quelques autres professions libérales (par exemple, Guynot de Brémard fils, chirurgien, 15 £), ils ne représentent que 14,5 % des capités et acquittent 42 % de l’impôt.

    S’ils semblent mener un train de vie relativement confortable, la plupart restent dans une simple aisance pour leur rang (les 2/3 paient moins de 15 £) 9, et tous possèdent des fermes et métairies proches de la ville 10, à l’image de Michel Deslandes de la Noë. Notaire et procureur fiscal, il a acquis à titre d’afféagement roturier le 3 novembre 1778, 8 journaux de terres issues du domaine royal situés dans les vallons de Hédé 11, à raison d’un cens de 18 deniers par journal et par an. Il est également propriétaire de quelques métairies et pièces de terre dans différentes communes des cantons de Hédé (Bazouges, Saint-Symphorien), Bécherel et Tinténiac. Cette élite vit parfois, voire même travaille sur leurs propres exploitations, ce qui tend à démontrer leur attachement à la terre malgré leurs fonctions administratives et judiciaires, symboles de prestige 12.

    Ces bourgeois de Hédé exercent-ils une domination économique sur les campagnes, autrement dit, sont-ils gros propriétaires terriens ? Il nous semblerait logique qu’ils aient porté leur regard (et surtout leur capital !) vers les paroisses voisines, ce qui nous a amené à dépouiller les registres du vingtième à Bazouges et Saint-Symphorien, à titre d’échantillon, pour l’année 1790. Il faut cependant être prudent, car Roger Dupuy 13 estime que cet impôt foncier n’est pas assez satisfaisant pour évaluer la propriété bourgeoise, même s’il est pertinent pour les ordres privilégiés : nos résultats ne seront donc que des ordres de grandeur. Le constat est sans appel : mis à part le sénéchal de Hédé qui paie 33 £ à Saint-Symphorien et 27 £ à Bazouges, le procureur et notaire Gaisnel (20 £) et les enfants mineurs du procureur Delamarre (60 £) tous deux à Bazouges, la plupart des bourgeois hédéens acquittent une somme comprise entre 2 et 5 £. Si sommes payées et superficies sont proportionnelles, alors leurs propriétés restent minimes puisqu’ils ne posséderaient qu’environ 5 % du sol de Saint-Symphorien et 10 % à Bazouges 14, incomparable par rapport à la propriété nobiliaire : le comte de Blossac et le sieur de Bréal acquittent seulement à eux deux, 15 % du vingtième à Saint-Symphorien et 20 % à Bazouges. Si rancœur paysanne il y a, elle n’est sûrement tournée, pour l’instant, contre Hédé pour des raisons foncières, la part bourgeoise y étant bien plus faible qu’autour de Rennes. Mais fait amusant, tous ont acquis au fil du XVIIIème siècle, des seigneuries, des étangs ou des moulin en Hédé " dont ils allongeaient démesurément leurs patronymes " 15, au hasard des de la Motte, Delamare, de la Noë,… La particule ne faisant pas le noble ; mais désirant vivre noblement, " on " s’octroie tout de même les titres de Noble Homme ou Noble Maître !

    Ce constat nous laisse imaginer qu’ils vivent principalement de leurs offices et notoirement de leurs rentes, comme Antoine Binel de la Motte : receveur du roi à Hédé, il est signalé en 1776 comme juge et bourgeois vivant de ses rentes. La motivation de cette élite " n’est pas fondamentalement la recherche du profit mais l’exercice du pouvoir. Cette dernière participe à l’encadrement juridique, fiscal, administratif, éducatif de la société " 16

    Certains possèdent des maisons d’importance mais généralement, " les maisons des notables de Hédé, étroites, aux portes basses et aux ouvertures obscures, en pierre ou en torchis, bordaient les rues centrales et les places 17, certains […] avaient un grenier. Un courtil formait l’arrière de la maison " 18. Rares sont ceux qui disposent d’une maison d’importance, mais cette classe dominante, à laquelle nous pouvons ajouter quelques riches marchands et cabaretiers, disposent de demeures avec simplement plusieurs pièces fonctionnelles : une cuisine, un bureau, des chambres pour les domestiques 19 (le sénéchal Morel Desvallons en a 3 à son service)…Cette bourgeoisie de robe, puissante en sa sénéchaussée, se sentait " habituellement fort à l’aise au cœur d’un système politique dont elle était une émanation, une voix, un organe, et qui d’ailleurs lui laissait des privilèges " 20. Rien de plus soumis au régime que ces officiers roturiers, mais cette mentalité va se modifier en cette fin de siècle, par la force des choses et de la réforme judiciaire, nous en reparlerons…

    Seul Jean Belletier semble se spécifier par son inventaire après-décès 21, mais nous ne soulignerons que quelques aspects. Il décède en décembre 1789, et par conséquent, ne traversera pas notre période, mais il nous semble caractéristique de l’élite hédéenne. Procureur et conseiller du roi, il est menuisier à ses heures perdues, sans toutefois en faire une profession 22. Il réside dans la vaste demeure du Bas Manoir, et ses biens sont estimés à 3948 £, faisant de lui l’un des hommes les plus aisés du pays de Hédé. On comprend alors pourquoi il est l’un des seuls à disposer d’un cabinet de toilette ! 23 Amateur d’objets de valeur et d’apparats (coquetiers, carafe en cristal,…) notre attention se porte particulièrement sur sa bibliothèque, représentant à elle seule 1/3 de la valeur de ses biens, et très révélatrice de sa mentalité. On compte 840 volumes, nombre très élevé même pour un robin, parmi lesquels on trouve en forte proportion des recueils de jurisprudence et de droit breton (" Arrêts du Parlement ", " Code Civil "), caractéristique " de spécialistes de droit qui avaient, plus que la majorité de leurs confrères, développé leur compétence en s’entourant d’outils de travail nombreux et diversifiés " 24. Sont présents aussi des dictionnaires et ouvrages liés à la botanique, pour une passion qu’il met en application dans son jardin, au milieu desquels se trouvent des ouvrages libertins (" Les Liaisons dangereuses ") et quelques ouvrages en latin et religieux. Révélateurs de l’esprit du temps, car ces derniers impliquent " une tiédeur certaine, et, derrière le conformisme de la pratique, un possible détachement " 25, ce qui n’est pas incompatible avec une foi intériorisée et une pratique régulière. Mais il est plus probable que Madame s’intéresse davantage aux œuvres de dévotion, qu’à celles plus osées de son mari ! Mais surtout, nous y trouvons des œuvres de la littérature des XVII-XVIIIème siècles (" Œuvres " de Molière, " Lettres persannes " de Montesquieu, " Théâtre " de Voltaire, " Questions sur l’Encyclopédie ",…mais pas de Rousseau !). Goût pour le loisir littéraire, au détriment de l’érudition humaniste (la culture classique y est peu présente), le livre est perçu comme étant utile et divertissant. Il doit jouer un rôle d’instrument d’analyse et de réflexion, ce qui peut expliquer l’ouverture aux nouveautés philosophiques. Jean Belletier ne semble pas animé par des opinions violentes dans la polémique réformatrice, mais en phase avec les idées nouvelles et l’esprit critique des Lumières contre le système politique absolutiste et sociale, ferment des idées révolutionnaires. " Les titulaires d’offices, en particulier, parvenus à l’aisance, sinon à la richesse, renforcés dans leur indépendance par la vénalité de leur charge, constituaient un milieu cultivé où la critique de l’ordre existant se donnait libre cours " 26. Sans être simplement une Révolution des élite et des Lumières, il est possible que Belletier se rende à des concerts ou au théâtre à Rennes, futur " berceau " contestataire, car comme ses confrères, il est parfois amené à se rendre au parlement : y côtoie-t-il des robins éclairés ? C’est fort probable, mais nous ne disposons d’aucun élément concret, malheureusement…

    Enfin, pour être complet, nous devons évoquer cette bourgeoisie intégrée au système économique typique d’Ancien régime : aucune patron d’industrie naissante, mais des ramasseurs de rentes. " Presque aucun des grands propriétaires seigneuriaux, laïcs ou ecclésiastiques, ne trouvait le temps ou n’avait le goût de gérer ses terres, ses dîmages, ses droits féodaux […]. D’habiles roturiers l’ont toujours fait à leur place, habituellement sans y perdre " 27, car cette régie indirecte leur permet de se constituer un capital assez conséquent : " ces intermédiaires présentent toutefois l’inconvénient majeur de prélever des commissions coûteuses " 28. C’est le cas de Jean-Baptiste Gersin, puisque le 7 janvier 1783 *, il signe un contrat à ferme pour le prieuré de Hédé, avec les Demoiselles Lemeur elles-mêmes fermières auprès de l’abbaye de Saint-Mélaine. Devenant leur sous-fermier et receveur des droits, Gersin s’engage à leur verser 2100 £ par an, plus 500 £ pour le recteur et encore 500 £ pour ses 2 curés. En contrepartie, il peut jouir en usufruit de toutes les dîmes, terres et fiefs du prieuré, et du fameux droit de bouteillage perçu sur toutes les boissons vendues à Hédé. Nous ne savons pas s’il était hédéen avant ce contrat (il est né à Thon), ce qui alors aurait pu éveiller des susceptibilités locales dans le cas contraire. En tout cas, son zèle lui vaut quelques démêlés avec ses concitoyens. Pour l’anecdote, en mai 1786, Jacques Belletier croise Marie Boursin, femme dudit receveur, et s’écrit : " Ah, c’est toi la Gersin, ta curiosité est-elle satisfaite, je vais te la payer et te donner du pied au… ", ce qu’il fit ! " J’ai dû 36 £ à ton mari, je les lui ai payé et j’en suis bien quitte " 29. Belletier est condamné pour atteinte " à sa sensibilité et à sa délicatesse. "

    Nébuleuse sans cohésion allant de la " plèbe de la chicane —procureurs ou hommes de loi faméliques-- " 30 aux avocats, elle est à l’image de Rennes et de son parlement : Hédé vit de son pouvoir judiciaire. Les autres classes aussi…

    2. Un bourg de marchands et d’artisans

    Hédé est une ville commerciale franche 31, dont la foire aux bestiaux se déroule 5 fois par an, la principale restant celle de la Saint-Jean en juin. Elle a lieu sur le champs (bayle) près du château, relié par la rue de Bertrand à la Grande-Place de la ville, où se trouve le fameux marché. C’est ici, dans les rues de la Place et du Four que réside la majorité des marchands et commerçants.32

    Débouchés pour leurs produits, les paysans y rencontrent les meuniers, marchands, forains, hédéens et habitants des paroisses voisines, mais ces marchés sont en déclin, du fait de nombreuses fraudes. Intéressés par le marché au fil ou celui des denrées, tous deux marquent leur empreinte sur la population " Si la ville tenait à son marché, parce qu’elle s’y alimentait et, plus encore peut-être, parce qu’elle vivait des achats et des dépenses de tous les chalands qui le fréquentaient, le paysan n’y tenait guère moins, parce que c’était sa principale distraction. Young se gaussait du rustre qui faisait des lieues pour aller vendre une paire de poulets et s’indignait de le voir ainsi gaspiller son temps et le peu d’argent que ses denrées lui rapportaient " 33. En effet, les marchés et foires de Hédé étaient l’occasion de jeux de loteries et de hasard, mais le règlement de police par arrêté municipal du 10 février 1790 34, les interdit sous peine d’amende, confiscation des instruments, et restitution des profits " qu’ils font par ruse ". Mais ce sont également un lieu de sociabilité car ils " permettent à la société villageoise de se retrouver et de compter hors de l’influence du curé " 35.

    En 1788 36, près de 21% des capités ont une activité commerciale, alors qu’ils représentaient le tiers quelques décennies auparavant 37. Sorte de catégorie intermédiaire, elle est presque exclusivement composée de petits marchands qui ne règlent que 18,7 % de la capitation 38, leur niveau d’imposition restant modeste : il débute à 2 ou 3 £ avec notamment Jacques Miniac marchand de draps, et ne dépasse guère 6 £ comme c’est le cas de Françoise Farcy vendeuse de faïence, un produit destiné à une clientèle plutôt aisée mais assez présente dans les environs jusqu’à Tinténiac. Quant aux boulangers, ils ne semblent pas dans le besoin puisque Pierre Courtin acquittent 8 £, et René Nobilet 6 £.

    Cependant, les cabarets et débits de boisson constituent " une activité florissante " 39, à tel point que nombre de marchands sont également cabaretiers, voire laboureurs. Sans être opulents, ils paient en moyenne 5 £. Seuls quelques-uns ont atteint le " seuil " de la notabilité, où se distinguent Etienne Blin (21 £), et Louis Lemarchand (20 £) propriétaire du cabaret de la Poste aux Chevaux. Petite ville très fréquentée par les voyageurs, Hédé ne compte pas moins de 14 cabarets et auberges en 1788, et 17 en l’an IV. Lieux privilégiés pour contrôler les étrangers, un arrêté municipal du 7 août 1789 40 fixe un règlement de la garde bourgeoise de nuit où l’article 5 stipule que " tous aubergistes et cabaretiers seront obligés de donner chaque jour les noms et qualités des étrangers de l’un et l’autre sexe qui logeront chez eux et d’en tenir registre ". Révélateur d’une pratique de sociabilité populaire, ils sont le pôle essentiel de la vie quotidienne des gens de métiers et du salariat : " lieu d’échanges multiples où fusionnent lien de voisinage et liens professionnels : on y signe des contrats d’embauche ou d’apprentissage en buvant un coup pour sceller un lien et conclure un accord ; les compagnons mécontents y préparent leurs cabales ; on s’y repose et l’on y oublie les soucis quotidiens " 41. Surtout, la ville prélève un octroi sur la vente des boissons opérée à l’intérieure de ses murs, qui est l’une de ses principales sources fiscales.

    En effet, commerce assez " juteux ", la ville est réputée pour ces débordements alcooliques et rixes qui en découlent : le vin, le cidre et l’eau de vie, considérés comme " d’utilité publique ", explique son attraction dans tout le pays de Hédé et la profusion des pommiers, souvent au détriment des grains comme le font remarquer les moralistes. On comprend alors pourquoi la communauté se contente de quelques réglementations, comme les articles 3 et 9 du règlement de la garde de nuit : " Tout citoyen ou étranger étant trouvé faire bacanale dans les rues, cabarets, et autres maisons particulières, la patrouille les saisira et les conduira au corps de garde " et " tous citoyens qui se présenteront yvres à leur service seront remplacés à leurs frais et puny… " 42. Soulignons qu’une part non négligeable de la population n’assiste pas à la messe : c’est pour cette raison que les autorités municipales sont obligées d’élaborer un règlement de police le 10 septembre 1790, qui interdit tout débit de boisson " les dimanches et fêtes pendant l’office divin " 43. Le cabaret est considéré comme un lieu de perdition par l’Eglise et les moralistes, or il apparaît progressivement comme un point de ralliement et de sociabilité alternatif aux confréries (charitables ou dévotes). Les visites pastorales d’ailleurs soulignent souvent que les cabaretiers sont des mal-pensants 44, ce qui explique que les historiens et sociologues aient volontiers vu dans ce lieu une des sources de l’anticléricalisme. 45

    Ainsi trouve-t-on une catégorie commerciale assez homogène et spécialisée, ce qui n’exclut pas la multiplicité des métiers, à l’image de Pierre Marie Pigeon, marchand et tanneur, car " cette double spécialisation donnait une plus grande souplesse à leur carrière et faciliterait leur adaptation aux aléas de la conjoncture " 46.

    L’artisanat est l’autre activité de Hédé. Fiscalement homogène, il s’implante principalement dans la rue des Forges et la Grande-Rue. Les artisans se contentent d’un logement composé d’une grande pièce pour loger leur famille, où se concentrent toutes les fonctions de la maisonnée (meublée simplement), et chauffée par une cheminée 47. L’activité regroupe 26 % des capités en 1788 (contre 19% en l’an IV), ils s’acquittent d’un montant équivalent à 11,5 % de la capitation, mais ne paient chacun en moyenne que 2 ou 3 £. Les métiers textiles restent de loin le premier secteur entre les lingères, blanchisseuses, tailleurs, bonnetiers,… soit environ 43 % des artisans. Métiers les plus pauvres et aléatoires, cela expliquerait les conséquences de la sécheresse, puisque le lin et le chanvre avaient manqué. On y trouve principalement des femmes, signe d’une source de revenu complémentaire pour leur famille. La présence de quelques chapeliers et perruquiers, bien qu’ils soient tout aussi modestes, implique des produits de luxe spécifiques à une clientèle noble et bourgeoise. Les métiers de cuir (cordonnier, tanneur…) et du bâtiment (charpentier, menuisier…) sont aussi fragiles car tous paient 1 à 2 £ en moyenne, seuls les tanneurs et les couvreurs règlent 3 £.5s. de capitation. Les métiers du métal (serrurier, chaudronnier,…) semblent plus à l’aise avec une moyenne de 4 £. Quelques maîtres-artisans disposent de quelques compagnons : Jacques Buan, maréchal, en a un à son service et paie en tout 9 £. Ce salariat de compagnonnage loge le plus souvent au domicile du patron et partage ainsi ses préoccupations,…souvent ses idées.

    On remarque un petit contingent de laboureurs résidents : ils sont 4 en 1788, tous payant environ 5 £. Si cette catégorie rassemble 31 actifs en l’an IV, ces derniers doivent être essentiellement des petits paysans exploitant seulement quelques hectares, et employés occasionnellement comme simples salariés, dans les paroisses voisines, mais ceci est trompeur : il arrive que des artisans soient également qualifiés de cultivateurs.

    Notons la présence des maréchaux et bourreliers, métiers spécifiquement agricoles : ils fabriquent et réparent les charrettes et attelages, ferrent les chevaux destinés aux labours et à la poste. Concentrés à Hédé, nous avons rarement trouvé ces artisanats dans les paroisses voisines, signe de son intégration à l’économie rurale. Si les doutes persistent, il suffit de comparer la proportion de journaliers en l’an IV 48 : plus de 21 %, une bien plus forte concentration qu’en 1788, ce qui prouve leur indigence, incapable de payer la moindre part de capitation. Ce chiffre des pauvres structurels est d’ailleurs confirmé par un recensement daté de novembre 1792 49 : 20 % des habitants, soit 150 personnes, sont incapables de payer la moindre taxe, et 8 % ne paient qu’une ou 2 journées de travail. Si l’on compte tous les pauvres " honteux " 50 (ceux qui s’efforcent de ne pas mendier), comme les infirmes, les vieillards, les 26% d’enfants de moins de 14 ans hors d’état de travailler et les 10 % de mendiants et vagabonds (très élevé par rapport aux autres paroisses, mais compréhensible vu la situation de passage de Hédé), on arrive au montant surprenant de 62 % d’hédéens nécessitant une assistance ! Bien sûr, les autorités municipales ont sûrement été tentées de gonfler ces chiffres sujets à caution et dignes des plus grands misérabilistes, pour attirer l’attention et les aides pécuniaire, mais ils sont à notre sens révélateurs d’un constat vraisemblable : ils l’expliquent d’ailleurs par un manque de commerce. On comprendrait alors pourquoi la statistique de 1788 réduit la part réelle des pauvres. Certains d’entre eux travaillent occasionnellement comme journaliers pour un cabaretier, ou sur un chantier avec un maçon, mais l’immense majorité sont des saisonniers agricoles, donc sensibles aux aléas climatiques.

    Ce " prolétariat sans qualification précise […] dont la prolifération est sans cesse réalimentée par l’afflux des ruraux qu’amènent les crises de subsistance " 51, s’additionne au petit monde de l’échoppe et de la boutique : regroupant près de 80% des actifs hédéens qui paient moins de 5 £, tous sont sensibles à la moindre hausse des prix et au chômage. Ce monde " tend à s’aligner sur l’idéologie révolutionnaire de la bourgeoisie conquérante, et à partager les mots d’ordre que la diffusion des Lumières jusqu’aux milieux populaires y a propagés " 52. La revendication collective et contestataire en sera l’aboutissement, et le marché une possible courroie de transmission des idées " urbaines " : ils sont trop rares en Haute-Bretagne, mais ce " type de bourgs, qui étaient parfois si importants qu’on y donnait des noms de rues, auraient pu être les centres de rayonnement de la culture citadine qui aurait touché la population environnante " 53, avec laquelle le fossé culturel n’est pas si tranché, comme nous l’avons montré.

    Plèbe artisanale et commerciale vivant de son marché, de son élite, et des voyageurs, la bourgade calque son rythme économique sur celui du monde rural
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    3. Les campagnes dominées par la paysannerie

    Dans la subdélégation de Hédé, les ruraux ont la réputation d’être " d’un esprit inquiet, ils aiment le vin et l’eau de vie, ils ne s’intéressent pas au commerce, et ils négligent même l’agriculture " 54. Au-delà de cette vision réductrice, nous allons préciser une vue d’ensemble des 6 paroisses rurales, à l’aide des rôles de capitation de 1790 55. Simple esquisse comparative, nous pouvons évaluer leur richesse respective, et la hiérarchie fiscale qui inspire en filigrane la structure sociale. Relativement proportionnel à la population roturière, cet impôt débute à 409 £ pour Saint-Gondran, pour atteindre 1170 £ à Guipel.

    Le lecteur peut d’emblée remarquer que nous n’avons représenté graphiquement 56 que les catégories payant 5 £ et plus. Il ne s’agit que d’une borne fictive, pour simplement repérer un éventuel fossé au sein de la hiérarchie fiscale. La catégorie la plus indigente ne présente graphiquement aucune originalité et se trouve être identique pour chacune de nos paroisses. On note simplement un fléchissement réel seulement après 5 £, et comme l’écrit R. Dupuy, ceux qui payent moins de 2 £ représentent environ les 2/3 des capités, et sont à la merci de la moindre crise de subsistance et " une telle situation n’a pas pu ne pas jouer un rôle dans le déclenchement de la contre-révolution paysanne dans l’Ouest " 57 : nous serons amenés à vérifier cette hypothèse, mais nous pouvons déjà noter qu’en moyenne, seulement 4 % des paroissiens ne paient aucune taxe, et encore 4 % ne paient qu’une à 2 journées de travail en 1792 58. En moyenne, ces paroisses estiment à 12,5 % les pauvres nécessitant du secours, et encore, ce chiffre est élevé puisque Bazouges les évalue à 30 %. En tout cas ce ne sont pas les mendiants et les vagabonds, évalués à 1 %, qui feront peser la balance. On serait donc tenté de nuancer le propos de R. Dupuy, qui évalue la pauvreté comme moteur contre-révolutionnaire !

    Le principal souci de ces paroisses restent avant tout leur subsistance, et pour expliquer la pauvreté, Saint-Symphorien met en avant la " défaveur du commerce de fil ", à Langouët " la chèreté des grains  et l’excès des impositions ", à Guipel " les maladies, la perte des bestiaux et le défaut de travail ", et même " le grand nombre d’enfants " à Vignoc ! On le voit, la disette de 1785 est encore dans tous les esprits, et l’enfant qui ne travaille pas, une charge.

    Par contre, nous pouvons rapidement rappeler qu’en moyenne, près de 77 % des capités 59 paient moins de 5 £, donc ceux potentiellement touchés par une crise frumentaire prolongée. Pourtant, nous sommes frappés qu’il n’y ait pas de grande différence d’aisance entre ces paroisses : assez homogènes, toutes ont des capités payant en moyenne générale 4 £ 60, et aucune élite roturière et fortunée ne se dessine, car ceux qui règlent plus de 20 £ sont quasiment inexistants (un seul à Vignoc : Jean Thébault, laboureur, 28 £ de capitation, et 18 £ de vingtième, faisant de lui l’un des principaux exploitants fonciers et roturiers). Ce chiffre est donc plus faible qu’à Hédé, car même Mr Pollet , avocat et procureur fiscal, est l’un des plus gros capités avec seulement 13 £ à Bazouges. Il faut donc élargir au groupe jouissant d’une relative sécurité économique : ceux payant plus de 5 £, représentant environ 22,7 % des capités 61, pour 42,2 % de l’ensemble de l’impôt 62, soit 7 £ en moyenne pour chaque capité. Fait intéressant, Bazouges se dégage nettement avec 12 £.

    Que pouvons-nous en déduire ? Contrairement au fossé socio-économique observé à Hédé (nous traiterons de la noblesse plus tard) dû à ses gros contribuables, elles sont toutes comparativement moins inégalitaires, elles ne sont pas en " concurrence foncière ", et nous n’avons jamais observé la moindre animosité entre-elles. Seules Saint-Symphorien, Saint-Gondran, et Langouët se détachent quelque peu par leur répartition plus harmonieuse des richesses, sans bien sûr parler d’égalité sociale ! La proximité immédiate avec Hédé et ses retombées économiques peuvent ici jouer un rôle mais nulle part, nous ne trouvons de grande bourgeoisie rurale. Bazouges se spécifie par une catégorie de notables plus modeste mais plus nombreuse. Parmi les plus pauvres, se confirme l’idée que Vignoc et Guipel sont les plus mal classées, mais on note que leurs notables ruraux s’en détachent plus facilement : la plus grande superficie labourable disponible a peut-être favorisé la concentration foncière. Par exemple à Guipel, ils sont 3 à payer 20 £, tel que Jean Guérin, maire en 1791 : il dispose d’une servante, et d’après le vingtième 63, il est le principal exploitant roturier avec 31 £ (la moyenne étant de 5 £). Cela semble confirmer l’idée de P. Landuré que près d’1/3 des paysans vivent avec une certaine aisance (pour lesquels on trouve dans _ des inventaires, de la vaisselle en étain), et que les très pauvres sont minoritaires. 64

    L’étude socioprofessionnelle est rendue difficile par les rôles de capitation, dont les informations sont bien lacunaires sur les métiers exercés. Les registres de BMS étant encore moins prolixes, nous avons eu recours à des états de recensement des grains et des indigents durant l’An II 65. Les résultats sont visiblement plus fiables à Bazouges car ils portent sur 154 cas, dont 31 n’ont pas été identifiés mais tout porte à croire qu’ils sont soit journaliers soit petits agriculteurs vu leur petite quantité de grains. Nous partirons du postulat que cette paroisse est représentative des 5 autres, puisque les proportions à Saint-Gondran ne sont que des ordres de grandeur : seul 1/5 des actifs est représenté ( 39 cas sur 400 hab.). Sans aucune surprise, les paysans sont largement majoritaires, et surtout, l’agriculture est à 70 % leur unique profession 66. Ils cultivent principalement le blé noir , véritable nourriture du pauvre qui est exposé ni à la dîme ni aux droits seigneuriaux, et qui est complété de châtaignes et même de pomme de terre si le blé manque: de l’ordre de quelques quintaux, nous les avons rencontré dans des recensements de grains seulement à Saint-Gondran et à Saint-Symphorien en brumaire an III (octobre/novembre 1794). Bien que le pays de Hédé soit basé sur l’élevage, on ne mange de la viande que le dimanche. On trouve également le froment, plus onéreux car il fournit une farine de meilleure qualité, qui n’est pas destiné à l’autoconsommation mais au marché de Hédé où il est très apprécié . Notons que les 2/3 des exploitants ont des pommiers à cidre, destinés aux cabaretiers ! Bien moins cher que le vin et plus rentable, il n’est pas étonnant que les paysans soient condamnés à se consacrer à des cultures plus rémunératrices au détriment des céréales, puisque ces dernières sont chroniquement déficitaires 67 dans la subdélégation. Arrivent loin derrière la culture de l’avoine, du seigle, du lin et du chanvre, mais toutes sont sensibles aux changement climatiques, comme en témoigne ce rapport de la municipalité de Guipel le 28 nivôse an III (17 janvier 1795): " Tous les cultivateurs sont d’accord que les avoines d’automne sont perdus[…] des froments qui n’étaient qu’en[…]germe quand ce méchant hyver a commencé.[…] que beaucoup de cultivateurs faute de trouver de la semence ne pourront pas ensemencer leurs bleds noirs " 68.  

    Bazouges concentre 4,5 % d’artisans spécialisés, sans grande originalité ( cordonniers, maçons,…), ce qui implique que l’activité textile soit suffisamment lucrative ou implantée (particulièrement à Saint-Gondran, où le lin est fortement cultivé 69) pour qu’elle empêche la diversification artisanale, car rares sont les artisans ou les petits marchands qui n’aient pas d’activité agricole. En effet, le textile fournit en Bretagne un complément de revenu, notamment dans le pays de Bécherel, réputé pour sa production de fil : " après avoir été cultivé et transformé par les paysans, le lin filé était vendu à des marchands filandiers qui le revendaient à Bécherel[…]qui fournissaient les teinturiers de Rennes " 70. Si toute autre activité artisanale n’est pas trop onéreuse, il semblerait qu’elle soit également exercée par les journaliers, en majorité.

    Ces derniers sont situés en bas de la hiérarchie sociale, évalués à 12 % à Bazouges ( classiquement, on les trouve à hauteur de 20 % dans un village). Cette main-d’œuvre agricole dispose ici généralement d’un lopin de terre et d’une vache, bien insuffisant pour nourrir leur ménage, et dépendent des biens communaux.

    Au-dessus se trouvent les paysans moyens qui " joignent parfois aux profits d’une petite exploitation, l’exercice d’un petit métier ou d’un petit commerce (charron, aubergiste) " 71, comme à Guipel où nous savons qu’il existe 4 ou 5 débitants, qui acquittent aussi le droit de bouteillage à Mme de Langle 72. De plus, on sait que cette paroisse accueille 3 foires à bestiaux, les 6 mai, 2 juillet et 6 août. A Vignoc, on trouve des halles où se tient " un marché tous les vendredis et une foire le premier jour d’août ", et où le seigneur de Montbourcher a un droit de bouteillage de 2 pots par pipe de cidre et de vin. 73 On notera que Hédé levait aussi des octrois sur le marché de Vignoc, que ses habitants ont refusé de payer à la fin du XVIIIème siècle: il gagneront d’ailleurs le procès que la ville leur avait intenté 74. Mais leur rayonnement commercial doit être très réduit, car nous n’en entendrons plus jamais parler.

    Presque tous sont des métayers : le paysan est donc lié à un contrat à bail où " il ne fournit plus que ses bras et les instruments de travail les plus simples " 75, et exploite en moyenne 2 ha 76, illustration des chiffres avancés par R. Dupuy 77 : 60 % des paysans ont moins de 5 ha, et environ 25 % du sol, autrement dit une véritable micro-propriété. On comprend alors pourquoi peu de paysans pouvaient " produire un excédent et le vendre au marché " car il est nécessaire de posséder " au moins 5 ha de terre pour espérer vendre régulièrement du grain sur le marché et en tirer profit. 78[…]Ainsi, globalement, l’influence du marché sur la subsistance des paysans était indirecte " 79. Ce ne serait donc pas un vecteur de diffusion des idées politiques urbaines, alors que P.Bois et Ch.Tilly estiment que les régions deviennent républicaines à cause de leurs relations commerciales avec les marchés urbains. La situation de Hédé serait alors située entre ces 2 schémas, du moins à la veille de la Révolution : n’avons-nous pas illustré le poids de la bourgeoisie hédéenne, et la forte implantation des couches populaires dans l’économie rurale ? Nombreux sont ceux qui vivent, exploitent ou travaillent sur les terres des paroisses alentours. Mais d’autres facteurs, à nos yeux plus déterminants, modifierons le comportement initial de ces paroisses.

    Seulement, nous pouvons difficilement définir les termes vagues de " cultivatrices " ou " agriculteurs " ( veuves/veufs, ou sans bovin,… ?) en trop petit nombre par rapport aux " laboureurs " : il est impossible que ces derniers soient tous propriétaires d’un train de labour. Bien que nous soyons en zone d’élevage, et que presque tous les métayers disposent de bovins ( preuve d’une certaine aisance), l’autonomie agraire n’est ici visible qu’à partir d’un investissement inaccessible pour beaucoup : l’achat d’un train de labour complet (cheval et charrue). P. Landuré en a recensé 8, soit 5,3 % des inventaires. Beaucoup préfèrent le louer pour une utilisation occasionnelle, car seuls les riches exploitants ont une paire de bœufs : ils ne sont que 17 à Guipel 80 car " le plus souvent doivent s’associer à 7 ou 8 pour parvenir à en constituer un" 81.  Ce propriétaire constitue l’étage supérieur de la paysannerie aisée car posséder un attelage complet confère un poids, une puissance énorme au village. Il " fournit des journées de charrue ou de charroi. IL peut aussi prêter argent, semence au printemps, céréales à l’époque de la soudure. En retour, le manouvrier effectue les travaux les plus divers : fauchaisons, battages[…] ". Cette symbiose d’intérêt explique que leur prépondérance au village " ne suscite généralement pas de mouvement de révolte " 82.

    Au sommet de la hiérarchie sociale, nous y trouvons les bourgeois ruraux : " marchands de bois ou de blé, très gros laboureurs, notaires, homme de loi. Tous sont liés à la seigneurie à titre de receveurs, de fermiers. Souvent ces hommes ont des fonctions dans les justices seigneuriales " 83.  Rôle considérable au village, les procureurs fiscaux incarnent aux yeux des paysans la réalité concrète du pouvoir seigneuriale, notamment s’il appartient à un noble qui ne réside pas sur place, car il perçoit les aveux et les rentes dus au seigneur. Ainsi, Louis François Aubrée occupe ce poste à Guipel et de nombreuses autres juridictions, qu’il complète par son activité de notaire à Hédé, et de régisseur des biens de Mr de Montmuran à Bazouges. Ou encore Pollet, procureur fiscal du comte de Blossac à Bazouges et Saint-Symphorien, et celui du seigneur de Couesbouc à Saint-Gondran… mais il ne paie aucun vingtième : cela signifie-t-il qu’il n’exploite aucun bien foncier ou en est-il simplement exempt ? Nous pouvons également ranger dans la même catégorie Julien Riche, (père de Jean, un futur maire de Saint-Gondran), le principal fermier du seigneur de Couesbouc : laboureur, boulanger, il est également marchand de bœufs et fait valoir 200 journaux, soit près de 100 ha ! Enfin, on peut citer Jean François Mathurin Allix, cultivateur lettré nommé en 1785 secrétaire-greffier de la seigneurie du Chesnay-Piguelay, mais ce n’est pas un gros propriétaire : il acquitte seulement 7 £ en 1788 pour le vingtième 84, et 6 £ de capitation. Cette bourgeoisie rurale tisse des liens divers avec la noblesse, le cumul d’offices limitant sûrement l’attachement à un seul seigneur car, à côté " de relations quasi familiales naissent aussi de violentes oppositions " 85. Tous assurent le lien entre le peuple des campagnes et les villes : leur influence est probablement déterminante. 

    Afin d’illustrer cette échelle socio-économique, il nous paraît intéressant de voir quelques cas individuels de productions agricoles et de cheptels tirés de recensements des grains en mai 1793 86, à Guipel (G) puis à Saint-Gondran (SG).


    Froment
    Blé noir
    Avoine
    Fourrage
    Bovins
    Boeufs
    Chevaux
    Pierre Richard (G)
    36 bx
    90 bx
    12 bx
    3000 livres
    12
    8
    Jean Buan (G)
    30
    60
    15
    1000
    10
    2
    4
    François Gréhalle (G)
    6
    15
    2
    1000
    4
    3
    Gilles Brisard (G)
    4
    10
    10
    Julien Riche (SG) 72 1 2000 livres 11 6 3
    Gilles Desouches (SG)
    40
    1
    1500
    9
    3
    Pierre Cheruel (SG)
    14
    25
    8000
    8
    2
    2
    Jean Nozai (SG)
    2
    6
    7

    Nota : toutes les valeurs céréalières sont exprimées en boisseaux (bx)
    Paysannerie hétérogène à l’intérieure de chaque paroisse mais sans grande pauvreté, elle est marquée surtout par sa dépendance économique et foncière, car n’oublions pas qu‘en Bretagne, la propriété nobiliaire reste prédominante.


    4. Une noblesse très diversifiée

    Nous avons choisi de traiter à part cette catégorie puisque de par l’étendue de notre étude, il apparaît un grand nombre de ces privilégiés, et une étonnante complexité seigneuriale. Nous ne pouvons faire d’étude exhaustive, mais simplement présenté les principaux nobles ou ceux que nous serons amenés à rencontrer par la suite, mais pour certains, nous ne disposons que d’éléments lacunaires.

    Le premier d’entre tous, et non des moindre, est bien évidemment Paul Esprit de la Bourdonnaye, comte de Blossac, et intendant de Poitiers. Son grand-père Jacques Regnault de la Bourdonnaye avait acquis dès la fin du XVIIè siècle, de nombreuses terres et seigneuries réparties sur l’ensemble de nos paroisses, et d’autres encore, dont il serait fastidieux d’en faire la liste. Simplement, le 8 février 1695, il avait acquis la châtellenie de la Crozille, et son manoir, en Saint-Symphorien 87. En 1707, c’est au tour de la seigneurie de Bazouges, qui relève en grande partie du domaine du roi : elle comprend les métairies de la Magdelaine et de Bazouges, les 3 moulins, l’Etang de Hédé ( où il est d’ailleurs le seul à avoir un droit de pêche), ce qu’il reste des murailles de l’ancien manoir de Bazouges, et celui de Bon-Espoir qui lui sert de demeure estivale mais où vit à l’année son procureur fiscal Pollet 88. Cependant, il n’a jamais pu acheter la châtellenie de Hédé, la couronne préférant conserver sa haute justice en main propre. Le comte dispose d’un banc armorié dans l’église de Bazouges près du grand-autel, mais vu qu’il fréquente peu ses terres, nous pensons que toute son autorité seigneuriale est transférée à Pollet 89, et laisse notoirement une large influence au recteur Olliviéro. Il reste pourtant le principal propriétaire foncier à Hédé avec 76 £ 90 soit 8 % du 20ème, tant en jardins et moulins (Grand-Moulin et Fouterel) 91 dont il tire plus de 900 £ de revenus selon un état des biens émigrés datés du 8 octobre 1793 (17 vendémiaire an II) 92. Il paie également 98 £ (8%) à Saint-Symphorien où il est signalé en juin 1792 " autour de la dite église et en dedans d’icelle, une ceinture funèbre aux armes des sieurs de la Bourdonnaye avec un banc à queue au dessous de la chaire du prédicateur que l’on nous a dit appartenir au sieur Delacroix 93 ex-chanoine propriétaire de la terre fiefée de la Salle " 94. Le comte paie également 402 £ pour ses possessions à Bazouges, soit 19% du 20ème, pour un revenu colossal de près de 4200 £ 95 , surtout si nous le comparons à la proche forêt de Tanouarn : elle appartient à Mr de Chateaubriand, demeurant à Saint-Malo, et à son célèbre fils qui est signalé comme secrétaire d’ambassade à Londres, en Juillet 1792. La forêt est affermée à Mr Corvaisier, leur receveur à Combourg, pour 2250 £. 96

    Il partage ses possessions à Saint-Symphorien avec François Placide Eléonor Monique de Bréal, seigneur de la Bretèche, qui dispose du château du même nom " avec tous ses fiefs et bailliages qui en dépendaient en Saint-Symphorien et Vignoc, le champ de la Chapelle, dont le revenu était consacré à l’acquit de la fondation de la chapellenie, les Tertres de Hédé, tous les droits seigneuriaux " 97. Son père, Armand Eléonor de Bréal, né vers 1697, était capitaine de dragons au régiment de la Rochefoucault, et Chevalier de Saint-Louis. Il achève la construction du château en 1747, et achète pour son fils en 1767 l’office honorifique de gouverneur de Hédé. Il a donc théoriquement un pouvoir de commandement sur les troupes de passage à Hédé, et de siéger aux délibérations de la communauté ville. Mais il semble bien qu’il n’ait jamais utilisé ses prérogatives : d’ailleurs, le pouvait-il ? Nous pouvons douter que les états-majors et les officiers municipaux aient pu subir l’ingérence de François de Bréal, encore mineur à la mort de son père en 1775 (ce dernier sera d’ailleurs le premier à user de son droit d’enfeu en l’église Saint-Symphorien). Aussi, A. Anne-Duportal estime qu’il a toujours eu des relations cordiales avec les bourgeois de Hédé, mais il est fort possible que de Bréal ne se soit jamais intéressé aux affaires de la ville, mis à part peut-être les droits qu’il perçoit sur les marchandises vendus aux foires et aux marchés.

    A la suite de père, il devient capitaine des dragons et seigneur de la Bretèche, mais passe le plus clair de son temps à exploiter ses terres avec l’aide de ses 4 domestiques (pour lesquels il paie un peu plus de 5 £ de capitation), et à récupérer lui-même ses rentes auprès de ses métayers. Soulignons ici qu’il est particulièrement respecté et apprécié par ses vassaux, car en tant que seigneur dominant et protecteur : " il peut ou non faire des aumônes selon ses moyens ou sa générosité ". Or, le fait de résider dans la paroisse a dû motiver sa générosité, et on comprendrait alors pourquoi Saint-Symphorien n’ait pas beaucoup souffert de la sécheresse de 1785, contrairement aux autres paroisses, surtout celles où le seigneur ne réside pas car " il est, en effet, difficile de secourir des détresses qu’on ne voit pas " 98. Il est de loin le principal capité de la paroisse en 1790, avec 137 £ (soit près de 26 % de l’impôt, signe d’une noblesse aisée), et le gros propriétaire terrien avec 128 £ (8,5 % du 20ème) 99, et le deuxième à Hédé avec près de 58 £ (6 %) 100 : on comprend alors pourquoi un recensement 101 du 25 frimaire an III (15 décembre 1794) révèle qu’il dispose du principal cheptel de toute la commune, avec notamment 5 bœufs, 8 vaches et un taureau ! Il vit principalement du commerce de ses grains, qu’il vend en partie sur les marchés de Hédé et le reste à Rennes. Nous pouvons également signaler Joseph Pierre Broc qui résidait au manoir de la Tuvelière jusqu’à sa mort en 1781 102. L’aîné de ses 3 enfants mineurs, âgé de 8 ans, fut admis à l’école militaire de Vendôme la même année : sa pension de 700 £ est versée par Michel Deslandes leur tuteur, mais il y mourra jeune. Son frère et sa sœur cadets se retrouvent à la tête du domaine du Bas Manoir à Hédé, où réside Gersin, et le moulin des Deux-Moulins, l’ensemble leur rapportant en rentes 600 £ 103. A ce titre, ils sont les troisièmes propriétaires à Hédé (38 £ de 20ème) et à Saint-Symphorien pour quelques terres ( 45 £). Nous n’aurons plus à les signaler car le frère sera inscrit comme émigré dès septembre 1792.

    Mais sinon, la capitation de Hédé en 1790 104 ne comptabilise que 2 nobles : Mme Laville Basse avec 6 £, et surtout, Pierre Jacques Morel Desvallons qualifié de " pensionnaires du roi ", avec 36 £ qui n’est autre que le frère aîné du sénéchal de Hédé. Chevalier de Saint-Louis, il a passé 35 ans à l’armée comme capitaine des grenadiers.

    Pour ce qui est de Langouët, nos faibles informations nous permettent de passer rapidement : aucun noble ne réside au château seigneurial du Coudray (est-ce l’un des fermiers alors ?) auquel se rattache le manoir de la Chaponnière. Par contre, l’ancienne maison seigneuriale de la paroisse, en l’occurrence le manoir de la Piedevachaye a été unie à la seigneurie de Beauvais en 1679. En cette fin de XVIIIème siècle, elle appartient à Jean François Dacosta de la Fleuriais, un grand armateur nantais, anobli en 1761 par une charge de secrétaire du roi en la chancellerie de Bretagne. 105

    Le comte de Beauvais est le principal propriétaire à Langouët avec 127 £ 13s en 1790, soit 9 % du 20ème, tandis que Mme de la Botellière, dont nous ne savons rien, paie 134 £ 14s 106.

    Malheureusement, nous n’avons également aucun élément sur leur éventuel personnel seigneurial, mais notons que l’église comprend une vitre ornée en 1644 des armes des Piedevache (famille fondatrice de la paroisse), et celles des Du Bouays. Cette dernière y possède quelques terres nobles mais elle est avant tout seigneur de Couesbouc et de son manoir depuis 1573 (elle n’y demeure que depuis 1676), de la Brosse (1597) et de Saint-Gondran (1646) : à ce titre, l’église paroissiale abrite également leurs armes 107. Julien Riche, le principal fermier d’Alexis Louis Gordien Du Bouays de Couesbouc, vit dans le manoir de Saint-Gondran depuis 1787, mais ne nous y trompons pas, le seigneur entretient des relations tendues avec ses vassaux à la veille de la Révolution. Nous y reviendrons.


    Pour l’instant, nous savons que du Bouays paie 18 £ 108 (4 %) de capitation en 1790, ce qui le classe dans la petite noblesse. " Ils résident dans un manoir plus ou moins délabré, au centre de ce qui leur reste de domaine propre, fiefs et de censives. Leur gêne les contraint à exiger âprement les droits féodaux qui leur sont dus " 109. D’ailleurs, il n’emploie aucun domestiques et, on le verra plus tard, il fait partie de ces seigneurs " franchement détestés ;et surtout leurs privilèges, leur orgueil et leur jactance apparaissent de moins en moins justifiés "110.

    Sa part de capitation peut paraître faible puisqu’il doit régler 210 £ du 20ème, mais il se place loin devant Jacques Desvallées, directeur des devoirs à Josselin et seigneur de la petite terre noble de la Mottay depuis 1759, qu’il exploite lui-même 111. En effet, ce dernier, ou plutôt sa veuve, paie 3 £ de capitation et 55 £ de 20ème. Il est la parfaite illustration de cette " plèbe nobiliaire " 112 qui vit dans une maison noble jouxtant une métairie, à l’image de celle de Launay Jan en Guipel, typique de cette noblesse pauvre en voie d’extinction : elle appartenait à la famille Mornay dès 1752, puis disparaît des rôles d’impositions avant que Le Bouteiller la rachète en 1789 : 17 mètres de long, plus petite qu’un manoir, elle est spécifique de l’habitat noble au pays de Hédé. Ses murs sont constitués en terre surmontant un fondement en pierre, un toit de tuile rouge (voire d’ardoises), une salle au rez-de-chaussée (possibilité d’un étage), une grange et une étable, c’est tout. Rien ne distingue ces nobles d’un paysan moyen. 113

    Sans commune mesure, nous ne pouvons la comparer avec la vicomté du Chesnay-Piguelais 114. C’est en 1757 que François Rolland du Roscouët, conseiller au parlement, et sa femme Marguerite Bidou, acquièrent la vicomté, et marient ensuite leur fille unique Marguerite Louise à François de Langle (capitaine au régiment Dauphin Dragon) 115. Il rendit hommage au roi pour cette vicomté en 1786, qui comprend les seigneuries du Chesnay, de la Crocherie, de Maillechat, et de la Ménardière, toutes situées en Guipel : elles consistent en manoirs, prairies, bois, 2 moulins à eau et 5 métairies (lesquelles assurent à la Mme de Langle un revenu de 1030 £). Il faut rajouter une vingtaine de fiefs répartis sur les paroisses voisines, le tout relevant directement du domaine du roi.

    La vicomte dispose également d’une haute justice, symbole de la domination politique, et réside au château du Chesnay composé d’ " une cour murée entourées de douves pleines d’eau et pont-levis " 116. Elle dispose également d’une orangerie, d’un colombier et de la chapellenie Saint-Vincent, érigée en trêve de la paroisse 117. Le seigneur jouit aussi évidemment des droits de fondations et de prééminence dans l’église de Guipel, où il a son enfeu et le banc armorié. C’est à ce titre que le 15 août 1782, le seigneur du Chesnay affirme son pouvoir fort de patronage, en parrainant le baptême des cloches de Guipel, lors d’une cérémonie des plus solennelles, en présence des familles du Roscouët et de Langle 118. Grâce aux cloches, symboles de la communauté, les nobles espèrent tisser un lien quasi charnel avec les paroissiens. Cependant, l’abbé Duine affirme que les relations sont tendues avec les paroissiens, puisque le vicomte a enclôt les communs ou les afféage.

    Mme de Langle reste la grande propriétaire avec 330 £ (16% du 20ème) 119, mais une dizaine d’autres nobles possèdent des terres et métairies en Guipel : Chateaubriand, de la Bintinais, Quettier de la Rochette 120,… et tous ces privilégiés paient au total 468 £ soit 22,3% du 20ème. Parmi eux, nous pouvons citer Mr Quifistre de Bavalan, officier de chasseur à cheval, qui possède le vaste domaine du Boisgeffroy et quelques autres métairies pour lesquels il paie 138 £ de 20ème en 1790. C’est l’année de son émigration (déjà !) à Jersey, où il décède le 29 février 1792. 121

    Quant à Gui Marie Le Bouteiller, il jouit de 4 manoirs et de nombreuses terres nobles. Il est qualifié en 1792 de " vivant de son revenu ", et son capital à Guipel est estimé à 15490 £, soit 770 £ de rentes annuelles. 122

    Cependant, il demeure à Vignoc, au manoir de la Rochette, en tant qu’héritier de Gilles Jean Quettier décédé en 1789. A la veille de la Révolution, il est à la tête de nombreux manoirs, maisons, fermes, prés, un étang et 2 bois, formant 211 journaux de terres estimés le 3 mai 1792 à 117600 £, pour un revenu de 5879 £ ! Il est ainsi seigneur des manoirs, métairies et moulins des Roncerays, de la Rochette, du Fouil…et paie pour l’ensemble 446 £, soit 20 % du 20ème, et dispose de son enfeu. Il est également le principal capité de Vignoc avec 60 £ (et 6 £ 13s pour ses 4 domestiques), la moyenne étant de 4 £ 123. Il n’aura pas le temps d’en profiter, et émigrera le premier juillet 1791, mais nous souhaitons souligner ici que les plus grosses métairies sont invariablement celles appartenant à Le Bouteiller, bien qu’il en aille de même pour les seigneurs des autres paroisses. " Vers 1770, une exploitation de 500 £ de rente est une grosse exploitation. En réalité, beaucoup de fermes de campagnes se trouvent très en-dessous de ces chiffres " 124. Son étude sur les actes de Hédé entre 1730 et 1755 révèle, et cela n’a pas dû fondamentalement évoluer à la fin du siècle, que dans le pays de Hédé, " 37,5 % des fermages se situent au-dessous de 50 £, 40 % supplémentaire entre 50 et 200 £, soit au total 78 % en dessous de 200 £ " 125. Ainsi, les locations supérieures à 500 £ indiquent une grande aisance paysanne, à l’image de la métairie noble Le Bouteiller dont la moyenne des revenus annuels monte à environ 500 £. Une autre exploitée par Yves Huchet rapporte 1050 £ 126, et celles des Roncerays rapportent 700 et 800 £. On imagine alors le montant de location de ces métairies ! Mais où voulons-nous en venir ? Simplement comme le pense Jean Meyer, ces rares laboureurs sont dans un état de dépendance énorme, à la manière des obligés, car leur seigneur consent des prêts ou des crédits pour étaler le paiement du bail des métairies. Cependant, nous n’avons trouvé de tel montant que dans les très vastes seigneuries, où les métairies nobles sont toutes aussi démesurées, ce qui confirme l’idée qu’en " Haute-Bretagne, le produit des fiefs l’emporte sur celui des domaines " 127 dans les grandes seigneuries, tandis les revenus domaniaux l’emportent sur les seigneuriaux dans les petites seigneuries, étalées sur 2 ou 3 paroisses. On comprend alors que" la suppression des droits féodaux a atteint la noblesse de Haute-Bretagne avec plus de dureté " 128, surtout dans une économie " où le capital foncier constituait la principale source d’épargne, la rente féodale était consommée par les privilégiés en biens et services de luxe, […] au service de la cour, de la noblesse, des prélats, de la grande bourgeoisie, oligarchie foncière, partie prenante de l’Ancien Régime [et] vivait en parasite sur le corps social, le monde paysan " 129.

    On le comprend tout aussi bien avec la châtellenie de Montbourcher qui possède la métairie noble du même nom, et quelques autres pièces de terre en Vignoc. Le tout appartient au marquisat du Bordage depuis 1574 130, dont le duc de Coigni fut le seigneur de 1759 au 23 avril 1788, date à laquelle René François de Montbourcher, seigneur de la Magnanne en Andouillé (où il réside habituellement), acquiert l’ensemble du marquisat avec ses châtellenies réparties à Vignoc, la Mézière, Gévezé, Chasné,…Le nouveau seigneur s’empresse alors d’installer une pierre tombale et des vitraux aux armes des seigneurs de Montbourcher, qui " représentent un chevalier de la maison de Montbourcher présenté à Dieu par son Saint-Patron et revêtu d’une cotte de mailles blasonnées de ses armoiries ." 131. Il dispose alors du droit de haute justice à Vignoc et lève " un droit de bouteillage de 2 pots par pipe de cidre ou de vin ", lors du marché hebdomadaire et de la foire du premier août 132. Il paie 119 £ de 20ème pour 112 journaux de terre en cette paroisse, estimés 24600 £ pour un revenu de 1280 £ 133. Il est intéressant de noter, pour l’avenir, que le fermier général de toutes ses terres de Montbourcher n’est autre que Jean Piot, notaire à la Mézière, et avant tout son procureur fiscal en Vignoc.

    Enfin, pour conclure cette présentation, nous devons évoquer la châtellenie de la Villouyère, étendue sur 5 paroisses. Son droit de haute justice s’exerce le lundi au bourg de Montreuil-le-Gast, et le vendredi à Vignoc 134. Le seigneur Louis Jacques de la Motte Piquet résidait au château de la Villouyère, avec une chapelle et une fuie privative. Il meurt le 10 janvier 1786 sans enfant, et c’est donc à son illustre frère, l’amiral Jean Toussaint de la Motte Picquet que revient la seigneurie. Elle consiste, juste à Vignoc, en de nombreuses maisons, fermes, étang, moulins,…soit près de 258 journaux (environ 130 ha), estimés à 13000 £ pour 3650 £ de revenus 135. Il est le deuxième propriétaire à Vignoc avec 330 £ de 20ème, mais il semble que ce soit son neveu, Marie Claude Joseph Aubert de Trégomain, qui réside désormais, avec femme et enfants, à la Villouyère. Il est le principal capité en 1790 avec 36 £, et près de 8 £ pour 5 domestiques. Cette domesticité vit en étroite " symbiose avec la noblesse, dont elle épouse, parfois jusqu’à la caricature, les idées et les préjugées " 136. Il serait donc de moyenne noblesse, mais cela ne doit pas faire illusion : il ne s’agit que d’un petit hobereau cultivateur qui résidait auparavant en sa modeste maison de la Chaussonnière, dans la proche paroisse d’Irodouër. Son oncle doit s’occuper de tous les frais ! D’autant que son fils, Guy Marie Eloy Aubert de Trégomain est élève à la Marine, et son frère, Jean Julien Prosper Aubert du Loup, major de vaisseau 137. Mais à la mort de la Motte Picquet à Brest le 11 juin 1791, Aubert de Trégomain devient seigneur et fait l’objet d’une manne inattendue car il signale le 22 nivôse an II (11 janvier 1794) qu’il est " son héritier pour entier, les 2 autres sont mon défunt frère Guy Marie Aubert du Loup, mort à ce que je crois en 1785 [et ses enfants mineurs 138] demeurent chez leur mère à la terre du Pont de Haye près Saint-Servan ". 139

    Numériquement restreinte, notre noblesse résidente passe le plus clair de son temps dans ses manoirs. Certains, comme Mr Le Bouteiller ou Mme de Langle passent parfois un séjour à Rennes, mais les distractions pour la plupart se limitent à la chasse, la pêche, " les promenades liées à la découverte de la nature, lectures, musiques, bouts-rimés, jeux, réunions, entre voisins, danses, bals,[…]l’éternel ressassement des dernières nouvelles de la Cour et des disputes politiques " 140.

    Cette description peut paraître longue, mais elle est grandement nécessaire pour se rendre compte que de la grande noblesse à la plèbe nobiliaire, de la résidante à celle totalement absentéiste, leur emprise est forcément variable selon les paroisses : leur comportement en sera dons influencé. A L’inverse, l’emprise religieuse du clergé ne recoupe pas entièrement les mêmes enjeux.