Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

C- La vie religieuse

    L’Eglise catholique, ses desservants et son mode gestion disposent d’un place énorme dans cette société où les relations de pouvoir, et les dépendances économiques et spirituelles sont essentielles à comprendre pour entrevoir une facette des enjeux du pouvoir local.

    1. Le clergé, le prieuré et les Ursulines

    La paroisse de Guipel dispose à la veille de la Révolution, d’un recteur et d’un curé (ou vicaire), une situation compréhensible vu le nombre de communiants. Le premier se nomme Jean Reuzé, né à Vitré en 1748 : il débute dans cette paroisse en 1773 comme curé, avant d’accéder au rectorat le 18 novembre 1786. On peut donc imaginer que son expérience de plus de 15 ans dans la même paroisse, lui ait laissé le temps de tisser des liens forts avec ses habitants lorsque l’année 1789 arrive. Mais il n’aura pas le temps de montrer son éventuel engagement car il meurt le 30 mai 1790. Nous ne savons pas s’il a eu le temps de payer sa part de capitation (6 £) 1, mais son inventaire après-décès signale plutôt une relative aisance puisque son étable abrite une jument, trois vaches et un veau. " Il ne manquait ni de cidre ni de vin, il avait 6 douzaines d’assiettes de faïence d’Angleterre 2 , 39 assiettes de Rennes, et 12 couverts d’argent 3". Nous savons également que dans la cour du presbytère, il jouit d’un " refuge à porc et un poullailler 4 ". Tout ceci tend à démontrer qu’il n’est pas coupé du milieu rural dans lequel il baigne, classique de ceux " qui, pour n’être pas des exploitants agricoles, ne tirent pas moins de leur jardin et de leur cour quelques produits essentiels de la vie quotidienne. 5 " Mais surtout par cet exemple, il faut sortir du cliché misérabiliste du " pauvre prêtre ", car il est toujours au moins aussi fortuné que la majorité de ses paroissiens en 1790. Sa vaisselle nombreuse et raffinée le rapproche même de la petite bourgeoisie rurale, idée confirmée par le produit des dîmes (1609 £) 6, les dépendances du presbytères (103 £), et le casuel que l’abbé Duine estime à environ 500 £, qui lui procurent un revenu brut de près de 2100 £. Il faut y retirer les charges de 16 boisseaux et demi de seigle qu’il doit livrer aux trésoriers du général, pour ensuite être distribués aux pauvres, et aussi 350 £ qu’il verse comme portion congrue à son vicaire Pierre Laurent Boursin 7 . Il est né à Bazouges le 2 mai 1747, il devient prêtre le 21 septembre 1771. C’est en juillet 1776 qu’il devient vicaire à Bazouges et Hédé, et par la même occasion, échevin de la communauté de ville jusqu’en août 1787, date à laquelle il quitte ce dernier office pour s’installer à Guipel jusqu’en juin 1790, encore comme vicaire ( poste qu’il occupe toujours dans les 2 précédentes communautés). Là encore, sa capitation de 2 £ ne reflète pas son aisance réelle, car il est issu d’un milieu bourgeois 8. D’ailleurs, les paysans de Guipel estiment que " ces messieurs " sont " assez riches 9". Cependant, celui qui nous intéresse pour la période révolutionnaire, se nomme Jean Baptiste Bouëssel. De lui, nous ne savons presque rien : il est né à Rennes le 7 juin 1763 et devient prêtre le 23 décembre 1786. Il est pourvu au rectorat de Guipel le 2 juin 1790. Il s’agit donc d’un jeune citadin sans grande expérience, mais il aura rapidement l’occasion de faire parler de lui !

    Vignoc compte quant à elle une population ecclésiastique plus conséquente, du fait que son territoire abrite des chapelles, fondées généralement par la noblesse qui a toujours été nombreuse dans la paroisse. Ainsi, selon l’abbé Duine, Julien Bourdin est né dans la proche paroisse de la Mézière, et devient prêtre le 11 décembre 1789, puis chapelain des Roncerays en Vignoc. Il succèdera à Pierre Boursin comme vicaire à Guipel, le 17 juillet 1790. On comprend alors que ce ne soit pas lui qui acquitte les 6 £ 8s de capitation 10 , mais un certain prêtre nommé Amice qui semble vivre principalement du casuel, car il ne perçoit que 80 £ pour 2 messes par semaine, versés par le seigneur des Roncerays. Il est probable qu’il soit également chapelain de la Rochette, mais on ne peut pas dire que le recteur Jean Vitré et son vicaire Duclos jouissent d’une situation bien plus rémunératrice : ils acquittent chacun 12 £ 17s et 6 £ 8s de capitation, et les 1977 £ tirés du produit des dîmes (destinés à l’origine pour l’entretien du culte) profitent entièrement aux 3 gros décimateurs que sont les abbayes de Saint-Georges et Saint-Melaine, et l’évêque de Rennes. Ils leur versent en retour 262 £ 10s de portion congrue, et 700 £ de pension 11 . Le recteur jouit également du produit des 4 journaux issus de 3 fondations (du Saint-Nom de Jésus,…), mais pour lequel il doit verser 10 £ à la fabrique, près de 23 £ de 20ème, et assurer une messe par semaine. Il nous est impossible d’être précis dans le revenu de chacun, mais le vicaire ne doit pas dépasser 350 £, tandis que Jean Vitré doit vivre probablement avec environ 800 £.

    Cette situation est assez comparable avec celle des recteurs de Langouët et Saint-Gondran. Le premier, Julien Morin, bénéficie de la quasi totalité des dîmes soit 1400 £ ( 200 £ de dîmereaux sont destinés à l’abbaye Saint-Georges) et 120 £ issus des dépendances du presbytère 12, pour lequel il paie 48 £ de 20ème. Il ne paie que 8 £ de capitation, soit 1 £ de plus que Jean Mottay, recteur de Saint-Gondran. Né en 1730, il y a de fortes chances qu’il soit du pays puisque la paroisse abrite la terre noble du Mottay, tandis que sa nièce vit à Hédé 13. Pourvu au rectorat le 9 août 1774, il jouit de 145 £ issus de 6 journaux labourables, et de la totalité des dîmes à hauteur de 1590 £, revenu auquel il faut retirer plus de 400 £ de charges diverses. Son presbytère relève de la seigneurie de Couebouc 14, et pour lequel il paie plus de 20 £ de 20ème.

    Si ces ecclésiastiques correspondent bien à l’image du petit curé de campagne, il n’en va pas de même du recteur de Saint-Symphorien, François Costard. De lui, nous ne savons encore rien, sauf qu’il est en poste depuis 1785 et acquitte plus de 34 £ de capitation 15 (et même 2 £ 10s pour ses 2 domestiques), ce qui fait de lui le plus gros capité de la paroisse après de Bréal ! Cependant, nous ne pouvons expliquer une telle richesse car son revenu ne s’élève qu’à 1300 £ brut (dont les 2/3 des dîmes), auquel il faut soustraire 529 £ de charges, dont 350 £ pour son vicaire (nous ignorons son nom, mail il acquitte 3 £ 4s de capitation) et plus de 31 £ de 20ème soit près du tiers de ce que lui rapporte ses 5 pièces de terre affermées 16. Simple précaution, nous ne sommes pas certains que Saint-Symphorien soit une paroisse (dont elle a pourtant tous les attributs), car seul l’abbé Guillottin estime qu’elle est une dépendance spirituelle du prieuré de Hédé.

    Nous avons donc ici un échantillon d’ecclésiastiques haut-bretons dont la durée du séjour dans la même paroisse et le niveau de vie sont très inégaux. Les dîmes sont rarement perçues en entier alors qu’elles sont pour beaucoup leur principale source de revenu. Comprises entre 1000 et 1600 £, elles sont honorables pour certains mais très médiocres pour les congruistes de Vignoc et, nous allons le voir, de Hédé. On comprend qu’à l’avenir, tous seront exempts des critiques destinées aux riches décimateurs 17.

    A présent, nous allons entrer dans des enjeux complexes, mais incontournables de par leurs conséquences. En effet, Hédé n’est pas une paroisse mais une trève de celle de Bazouges, une sorte de "succursale démembrée de la paroisse  18". Elle tient ses propres registres paroissiaux, sa fabrique (282 £ de revenus), son église et ses confréries. Elle est desservie par un vicaire, en l’occurrence Mr Lucas depuis 1787, qui paie 21 £ de capitation il est parfois aidé de Pierre Boursin. La trève reste attachée à sa paroisse-mère, aux dépenses de laquelle elle doit contribuer : cela reste théorique, car il semble bien qu’elles se comportent comme deux paroisses totalement indépendantes. Or, à la veille de la Révolution, le seul élément qui rappelle cette relation, c’est le recteur de Hédé et de Bazouges qui réside au presbytère de cette dernière, mais cela n’a pas toujours été le cas : durant tout le XVIIIème siècle, tous les recteurs préféraient résider en à Hédé, ce qui n’était pas du goût des habitants de Bazouges qui intentent un procès en 1768 à la ville. Les procédures se prolongent durant plus d’une décennie, et finalement, l’intendant donne gain de cause au chef-lieu de la subdélégation : il lui reconnaît donc de fait son autorité spirituelle, spécifique à toute ville d’importance. Un mélange de rancoeurs et de tensions développe un esprit de clocher vif entre les deux communautés, ce qui a sûrement joué un rôle dans la démission du recteur Jean François des Bouillons le 26 octobre 1786, soit 3 semaines après sa nomination. 20 

    C’est le 10 janvier 1787 que son successeur arrive au poste de recteur : il s’agit de Jean Joseph Olliviéro. A.Anne-Duportal affirme qu’il est originaire de Vannes ou de Cornouailles, mais il était vicaire de Feins avant de s’installer au presbytère de Bazouges, calmant ainsi la tension dans la paroisse. En effet, c’est dans cette dernière qu’il paie sa capitation de 12 £ 17s 3d en 1790, tandis que son vicaire Pierre Boursin acquitte 6 £ 8s 9d " pour sa pension en cette qualité 21". Il est à noter que les registres de BMS à Hédé signalent que ce sont Boursin, Lucas et Couëlla qui assurent les actes jusqu’à la fin de 1791.

    On ne saurait comprendre la complexité de l’affaire, sans évoquer également le fait que Hédé soit un prieuré et fief, directement lié à l’abbaye bénédictine de Saint-Mélaine à Rennes. A ce titre, Olliviéro est prieur de Notre-Dame, mais c’est l’abbé qui nomme à la cure et qui lève toutes les dîmes à Bazouges 21a (affermées pour 1500 £), et une partie à Vignoc (la moitié, affermée aux frères Lebrun pour 852 £), Pleumeleuc, la Chapelle-Chaussée… Olliviéro ne touche donc que 700 £ de portion congrue, dont 500 £ de la main de Gersin, fermier du prieuré, qui verse aussi la même somme aux deux autres vicaires. Or, c’est toujours Gersin qui dispose de l’usufruit du logis prioral, où logera Olliviéro dès 1792, mais ce n’est que le 14 juin 1793 que le recteur en fait une description " élogieuse " aux officiers municipaux de Hédé : " Les chambres et la salle servoient de greniers à foin, la cuisine d’étable, le sellier d’écurie. Il existe à l’entrée de ce nouveau presbytère un reste de porte que je ne peux fermer qu’avec un bâton. La majeur partie des fenêtres ne ferment point et manquent presque totalement de vitrage. La couverture est absolument criblée 22". Cela n’empêche pourtant pas Gersin de payer en Hédé près de 51 £ de 20ème pour le prieuré, mais il n’a aucun droit sur le couvent des Ursulines.

    Situé en plein centre du bourg depuis la fin du XVIIème siècle, cette congrégation fait partie des réseaux " pionniers de la Réforme catholique. Ils traduisent l’élan spirituel aussi bien que les préoccupations éducatives, grâce à des liens étroits avec la bourgeoisie 23". Le couvent est dirigé par la supérieure Louise Pétronille de Keruzec, dite Cœur de Marie. Agée de 43 ans en 1791, elle a été envoyée par la maison mère de Tréguier 24. Elle est assistée par Gilles Ange Couëlla chapelain de la communauté. Nous savons simplement qu’il est arrivé la même année que la supérieur, et que son frère est greffier au présidial de Rennes. Il ne paie que 6 £ de capitation.

    Le couvent regroupe 25 sœurs, dont les noms de famille 25 ne sont pas parfois sans rappeler ceux de gros laboureurs des paroisses rurales voisines (Briand, Rufflé, Richard, Rébillard) qui n’apportent généralement pour seule dot que leurs aptitudes au tissage. Nous retrouvons aussi la bourgeoisie d’office hédéenne (Ruaulx) et les marchands aisés (Farcy). Certaines sont nobles, comme Louise Hay Durand 26, et nous savons que Mr Broc de la Tuvelière paie une rente annuelle de 40 £ 27. Signe d’une bonne implantation du couvent dans la société et d’une foi partagée par toutes les catégories sociales, ne négligeons pas la déchristianisation latente étudiée en Provence par M . Vovelle, et ce que souligne ironiquement J. Dupâquier : le couvent est aussi un " débarras familial [où] le droit d’aînesse encourage l’exclusion des cadets et des cadettes ", et des " filles insoumises " 28. N’oublions pas la réalité soulevée par Diderot dans " La Religieuse ", et le scandale à la sortie de cette œuvre !

    La moyenne d’âge des sœurs est de 40 ans, les 4/5ème ont plus de 35 ans et seulement 6 d’entre-elles ont moins de 10 ans de profession 29. Bref, autant de signes qui n’indiquent pas la vitalité de cet ordre vieillissant, à l’image du couvent du Faouët (53 ans de moyenne d’âge), et peu nombreuses comme à Carhaix (19 sœurs) : " le siècle s’achève sur l’image de maisons désormais mineures, en voie de repli dans un environnement indifférent 30".  Elles ne paient que 50 £ de capitation, mais G . Provost estime qu’elles vivent principalement du pensionnat. Nous n’avons aucune idée du nombre de pensionnaires, mais par contre, le bâtiment qui leur est destiné comporte 2 dortoirs de 13 chambres en tout 31. Pour le reste, le couvent est constitué d’une chapelle, d’un dortoir de 35 chambres, et d’une bibliothèque qui ne doit pas être ouverte culturellement sur le monde séculier, si elle ne contient que des bréviaires, d’ouvrages de théologie ou d’histoire de Bossuet. Par contre, elles donnent l’impression de vivoter car avec plus de 1900 £ de charges, le revenu des Ursulines ne monte qu’à environ 2700 £, tant en rentes diverses qu’en immeubles loués. Elles jouissent également de 4 vaches et d’une génisse installées sur leurs 2 prairies en Bazouges, d’arbres fruitiers et légumes dans leur jardin à Hédé. Dans un inventaire de décembre 1792, il est signalé aussi qu’elles disposent de barriques, fûts et autres cuves 32, qui illustreraient l’idée de G. Provost : les Ursulines vendent des pommes et fabriquent (aussi !) du cidre car " l’approvisionnement des communautés justifie également des relations suivies sur le monde extérieur, malgré l’autosuffisance partielle qu’autorisaient la mise en culture des enclos et l’élevage de quelques bêtes 33".

    Isolé derrière ses mûrs, le cloître reste intégré à la société mais sans apparaître comme un rentier foncier, et on pourrait même souligner une certaine " association " avec le pouvoir municipal. Depuis longtemps, l’auditoire délabré menace de s’écrouler sur la salle d’assemblée des échevins, les obligeant le 30 avril 1784 à louer annuellement pour 48 £, une salle située dans la partie nord de la Maison Neuve, appartenant au couvent 34. Et c’est le 31 juillet 1789 que les échevins leur formulent une nouvelle demande pour, cette fois-ci, installer leur horloge (également menacée par l’auditoire, qui sera d’ailleurs rasé peu de temps après) dans le clocher du couvent pour toujours être visible de la rue principale : les sœurs n’ont alors " pas marqué de répugnance à accepter 35" ce transfert de 50 mètres.

    A ces rôles social et municipal, on peut y ajouter si l’on en croit la supérieure Keruzec, qui écrit en janvier 1791 au conseil de Hédé, que le couvent donne " retraite à plusieurs personnes infirmes ou affligées qui n’en trouveroient pas facilement ailleurs 36", ce qui est fort possible car il existe bien un hôpital rue des Forges, à Hédé, mais Monique Foliot " refuse depuis longtemps d’y recevoir aucun pauvre 37".  Fondé en 1713 par des pieuses laïques, il possédait 50 £ de rentes pour entretenir 3 pauvres de la paroisse de Bazouges, et un autre de Saint-Symphorien lorsque le comte de Blossac y fonda un quatrième lit par un don de 1500 £ 38. Cependant, la moitié de la somme fut consacrée à la construction d’une chapelle à l’intérieure de cette " maison de retraite ", et en cette fin de siècle, elle dispose encore de 400 £ de revenus issus de terres et vergers affermés. Le fait est que l’hôpital ne fonctionne plus peut-être par un déficit chronique ou par de lourdes dettes que les revenus ne compensent plus 39.

    Finalement, nous avons affaire à un couvent dont le rôle social est apprécié à Hédé, mais il n ‘est pas le seul. Le clergé rural est nombreux et ne jouit pas globalement d’une grande fortune : proche de leurs paroissiens, tous assurent leur rôle charitable ou organisent les secours aux pauvres. Intermédiaire indispensable pour les autorités civiles, son " prône incorpore la lecture des ordonnances royales. Le recteur breton fait de droit partie du général  40".