Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


II- LE POUVOIR LOCAL, ENTRE ADHÉSION ET MÉFIANCE (1789 — An II)

Les premières années révolutionnaires sont cruciales pour comprendre les nouveaux rapports de force et les conséquences directes de la politique nationale sur les prises de position de chacun.

B. La politisation ou les prémisses de résistances

Pour asseoir et conforter la légitimité du nouvel état des choses, il est fondamentale d’opérer une régénération civique.

    1. Formation et composition des gardes nationales

    Comme nous avons déjà pu le constater, Hédé est en relation avec les patriotes rennais, mais ce n’est que le 7 août 1789 que nous découvrons enfin une trace explicite d’échanges constants et étroits entre les 2 municipalités. En effet, ce ne sont plus seulement les échevins mais toute la ville qui va vivre au rythme de Rennes, car de nombreux habitants " désiroient avoir connaissance des affaires qui se traitent aux Etats généraux, la communauté a arresté que le public seroit averti à son de tambourg. On feroit dans la chapelle de l’hôpital de cette ville lecture du bulletin imprimé à Rennes et rédigé par le bureau de correspondance de la mesme ville 1". Il s’agit indéniablement du biais par lequel la population apprend qu’une quinzaine de jours auparavant, à l’initiative de l’Hôtel de ville de Rennes, les Jeunes Gens patriotes se sont organisés en milice nationale afin d’effectuer des patrouilles de nuit 2, car Hédé fera de même en organisant une " garde bourgeoise de nuit ". Son règlement stipule dès le premier article que tous les citoyens " sans exception de rang, privilèges, conditions, naissances, états, seront obligés de faire en personne, le guet patriotique ". La patrouille appliquera un couvre-feu après 22 heures après avoir fait " vuider les cabarets des habitants ". Ce règlement vise surtout à contrôler le passage des étrangers, mais il prévoit aussi la possibilité de " se faire remplacer par un homme avoué par le chef de garde, payant 12 sols ", mais cet article est une obligation pour tous les prêtres domiciliés et les Ursulines. La milice bourgeoise en tant que telle n’est pas mobilisée, contrairement à celle de Rennes, car la municipalité doit se douter que les miliciens n’auraient jamais accepté d’être les seuls à supporter cette charge : tous les citoyens sont donc appelés par roulement pour une nuit, mais cette garde sera soumise aux ordres du comité permanent ou " comité militaire " nouvellement créé 3. Le major Jacques Belletier et son second Ginguené 4 sont chargés de diriger cette garde de nuit, qui semble bien se dérouler jusqu’à la nuit du 7 au 8 août. En effet, Marie Toussainte Salmon, veuve du procureur du Roi Sébastien Augustin Delamare sieur de la Ville-Allée, refuse de fournir un homme de garde, regrettant les égards et privilèges auxquels elle avait été habituée 5, et refuse la condamnation de devoir fournir la prochaine fois deux hommes. Le comité envoie une garnison de quelques fusiliers s’installer chez la récalcitrante et à ses frais, mais la dite garnison ne parvient pas à s’imposer chez elle. Ginguené les installe finalement à l’auberge en espérant qu’elle accepte de les entretenir, mais peine perdue… Le 12 octobre, le comité décide d’employer la force car elle " sera contrainte au payement des sommes mentionnés […] par saisie et exécution de partie de ses meubles " : Ginguené et la garde partent donc à son domicile, et y trouvent les portes closes. Qu’à cela ne tienne, le comité déclare que son insubordination " peut conduire à une émotion populaire des gens moins aisés [ceux qui n’ont pas les moyens de se faire remplacer] de cette ville qui, sur son exemple pernitieux, menace déjà de se reffuser de contribuer à la garde de nuit ", et ordonne donc qu’un serrurier ouvre les portes en présence des gardes et de deux témoins. Une fontaine en cuivre rouge et des plats en étain par exemples sont saisis, obligeant finalement la veuve Delamarre à les racheter si elle ne souhaite pas leur mise aux enchères ! Cet épisode qui n’a rien d’anecdotique, prouve que l’unanimité patriotique est fragile dans les couches populaire en cas d’injustice. Le danger éventuel d’une révolte paysanne ou d’un complot aristocratique semble loin d’être ressenti : l’été 1789 est plutôt calme en Bretagne grâce notamment aux municipalités patriotes précocement en état d’alerte, qui surveillent et stoppent toutes les intrigues si bien que " depuis février, la panique ne peut plus jouer 6".

    Si une première opposante s’est déclarée à la suite de la Nuit du 4 Août, elle semble bien isolée au milieu de patriotes bien décidés à une application concrète de la fin des privilèges. Même les Ursulines se plient à leur participation pécuniaire.

    Encore une fois, il ne semble pas que des ruptures politiques au niveau local entraînent des changements dans la garde de nuit ou la milice bourgeoise, ce qui nous donne l’impression que Hédé s’accroche simplement à la " remorque " des événements et de la municipalité rennaise qui a promulgué, elle, le règlement de la milice nationale afin d’éviter les excès de la force paramilitaire des patriotes, à la suite de celle créée à Paris, puis commandée par La Fayette 7.

    Or, la première mention de cette milice nationale à Hédé date du 30octobre 1789, dont le règlement est entièrement édité par A. Anne-Duportal 8. Sa promulgation est accompagnée d’un discours enflammé du maire Hérisson Delourme, vraisemblablement vers la mi-octobre : " Citoiens ! La création d’une Milice Nationale est aussi redoutable au despote qu’elle devient nécessaire au maintien de notre liberté. De toutes parts, nos frères se sont unis ; faisons entre-nous un pacte d’union et que nos forces réunis en deviennent une à laquelle rien ne puisse résister ".

    " Citoiens ! Prenons les armes, la nécessité nous y contraint. La prudence veut que nous ne les quittions plus ; opposons-les, ces armes, avec ce courage qui sait se défendre et jamais attaquer ; opposons-les aux ennemis du Bien Public ; jurons que nous défendrons notre Liberté et le Bon Roi qui en est le Restaurateur jusqu’à l’effusion de notre sang ; jurons qu’il est honteux de vivre esclave quand on peut vaincre ou mourir libre 9". Expression typique d’une volonté de solidarité patriotique, cette milice n’est donc pas créée du fait d’un danger imminent, provoqué par un ennemi vaguement désigné. En effet, dans le second semestre de 1789, Hédé fait partie des rares bourgs d’Ille-et-Vilaine à disposer de cette milice, car on en compte que vingt-huit organisées principalement dans les villes (sur 357 paroisses), donc là où P. Bois avait remarqué un noyau de bourgeois. Ce pourrait être par inquiétude qu’éprouvent " des petites villes isolées dans le plat pays : les paysans sont en armes, mais en dehors du cadre officiel des milices nationales ", car ils réclament une application concrète et immédiate de leurs doléances contre l’exploitation féodale. Mais pour ce qui est de Hédé, sa situation sur un axe routier majeur pourrait impliquer de toutes autres raisons car c’est " là où la crainte du complot aristocratique mobilise les énergies : elles permettent également d’espérer intimider les paroisses rurales du voisinage 10". Ainsi, Tinténiac crée sa propre milice le 23 août mais également par peur des étrangers de passage, et Hédé fera de même mais s’était contentée d’une garde de nuit : or, toutes deux disposent d’un règlement presque identique 11. Alors que celle de Rennes sera rapidement supprimée, dès la fin septembre, pour cause d’inutilité, Hédé maintient sa garde de nuit jusqu’en avril 1790 : trop onéreuse, elle " force une grande partie des habitants à redoubler leur travail pour ganier leur vie 12".

    Le premier article de la milice nationale hédéenne supprime la milice bourgeoise : période de transition donc où coexistent différentes forces armées, conjointement chargées du guet dans la ville selon l’art.3 du chapitre 2. Or, afin de clarifier la situation, indiquons de suite que ce nouveau règlement est une copie très largement inspirée de celui de Rennes, à la manière des doléances à l’égard des " Charges " : composé de 5 chapitres et de 43 articles, la plupart sont des reprises intégrales, voire pour certains simplement modifiés 13.

    A la différence du service obligatoire pour tous les citoyens à la garde de nuit, l’intégration dans la milice nationale se fait militairement, depuis l’âge de 15 ans, même pour les non-domiciliés (tentative de compenser le handicap du faible nombre d’habitants, en espérant que les paroisses rurales voisines viennent l’intégrer) ayant obtenu " un certificat de bonne conduite donné par un citoien connu de Hédé ". Tous devront prêter serment de maintenir la paix et la défense des citoyens contre les " perturbateurs du repos public ". Si l’état-major pléthorique rappelle les excès de la milice bourgeoise, les effectifs des fusiliers ne sont pas précisés. D’ailleurs, nous ne connaissons qu’une partie des titulaires de ces grades :

    . Colonel David Morel Desvallons 14 . Lieutenant-colonel Jacques Belletier

    . Major Ginguené . Major en second Deslandes de la Ricardais

    . Aide-major Félix Ruaulx . Chirurgien-major Pigeon l’aîné

    . Capitaine Gersin . Capitaine Louaisel

    . Lieutenant Blin père . Quartier-maître caissier Lemarchand

    . Porte-enseigne Pierre Uguet


    L’art.8 rappelle un esprit résolument démocratique car " tous les grades sont amovibles et ne pourront être conférés que pour 6 mois ". Le scrutin est ensuite minutieusement décrit, à bulletin secret et non par acclamation, et si un officier refuse de devenir simple fusilier après une sanction électorale, il sera immédiatement mis à pied et exclus au nom de l’amovibilité égalitaire. Il en ira ainsi pour toute personne qui sollicite un grade, même secrètement : " quelque chose de l’idéalisme généreux et exigeant des jeunes patriotes a passé dans ce règlement qui s’efforce d’organiser un corps militaire sans abus ni brimades et où les droits et les chances de chacun sont très strictement défendus 15". Le bataillon aura un drapeau " blanc et bleu, chargé de fleur de lis et d’hermines ", symbole de l’union entre la royauté, la Bretagne et des patriotes.

    Le titre second décrit amoureusement et précisément, bouton par bouton, un uniforme " bleu de roi " , blanc et rose (rouge à Rennes), avec un chapeau où sera accroché " une cocarde nationale ", mais encore une fois, seuls les officiers auront les moyens de s’offrir toute la " panoplie ". Enfin, c’est l’inventaire des sanctions en cas d’indiscipline avec toujours le risque pris en compte de la tentation du cabaret avant ou pendant le service. A la différence de Rennes où le conseil d’administration est composé d’officiers et sous-officiers, c’est le comité permanent 16 de Hédé qui assurera ce rôle : cela ne change rien car dans les faits, ce sont les municipalités qui contrôlent ces milices. Un véritable entraînement est désormais prévu (deux manœuvres par mois) car la loi martiale du 21 octobre 1789, clef de voûte d’une première législation répressive, pourra être proclamée par toutes les municipalités en cas d’attroupement séditieux : après déploiement du drapeau rouge et trois sommations, la milice ouvrira le feu sur la foule. Hédé est donc obligée de l’équiper et prie l’intendant de " vouloir bien lui indiquer les moyens de se procurer […] des baïonnettes et des sabres pour les bas-officiers et fusiliers et d’authoriser la communauté de faire l’achat d’un drapeau rouge et d’un drapeau blanc ", et de 24 fusils car les siens sont " peu sûrs " et insuffisants 17. Enfin, elle engage deux militaires en congé, François Rageul et Ambroise Berthault, comme instructeurs rémunérés 18 £ pour l’un, 24 £ pour l’autre, et par mois. Faute d’autorisation départementale, la municipalité se plaindra de ne pouvoir les payer : en cessant leurs fonctions, c’est un danger que d’avoir des gardes nationaux car " sans connaissance, sont des gens plus nuisibles qu’utiles 18", signe de leur méfiance vis-à-vis des couches populaires.

    Au final, la création de cette milice nationale se fait bien dans le sillage de Rennes, mais à Hédé, elle est impulsée par la municipalité et non par les Jeunes Gens locaux (plutôt discrets il faut l’avouer), au nom de l’union des patriotes. Il s’agit bien ici d’une réactivation de la milice bourgeoise, faute de personnel de rechange (la bourgeoisie des juristes et les notables du commerce), mais jamais nous n’avons trouvé trace d’hostilité des paroisses rurales voisines. Les premières années sont assez calmes dans le canton, pas de grands troubles anti-féodaux ni de répression des " habits bleus " de Hédé, qui auraient pu passer alors pour les défenseurs du statu quo social et les obstacles à une légitime impatience paysanne. Selon A. Soboul, les bourgeois de Hédé auraient pu craindre en effet que l’hostilité paysanne contre l’aristocratie se retourne contre eux, les anciens cadres de l’exploitation seigneuriale. Or, dans le canton toujours, cette absence de méfiance réciproque n’est peut être pas le moteur unique de la création de la milice nationale à Hédé, qui aurait pour but théorique de défendre l’ordre et la propriété bourgeoise. Nous avons plutôt le sentiment qu’il s’agit de revaloriser également la municipalité et ses échevins grâce à sa participation au processus patriotique.

    Il est vrai que les paroisses du canton ne forment pas cette milice, mais ce n’est point par indifférence ou hostilité à la Révolution : " elles continuent de vouloir avant tout rejeter en bloc l’Ancien Régime agraire et fiscal, maximalisme naïf qu’encourage la paralysie ou la disparition des moyens habituels de répression 19". Paul d’Hollander y voit de son côté un simple refus d’engager du temps et des dépenses inutiles car la menace aristocratique n’est pas vécue comme une priorité, mais surtout, une milice même nationale et basée sur le volontariat, rappelle trop de mauvais souvenirs dans l’esprit des ruraux 20.

    Cet élan paramilitaire et anarchique va être progressivement légalisé puis institutionnalisé dès le décret du 7 janvier 1790 qui oblige ces gardes nationaux à prêter serment de fidélité et obéissance devant leur maire, puis celui du 2 février 1790 qui leur interdit de participer sous quelque forme que ce soit à l’administration municipale. L’objectif est donc de canaliser les initiatives éventuelles de ces gardes qui ne doivent obéir qu’aux réquisitions légales des corps administratifs et municipaux, aveu que les municipalités cherchent à s’affermir après leur élection en se dotant d’une force armée pour faire respecter l’ordre public.

    Jusqu’à présent, aucun élément ne nous permettait d’affirmer la présence de garde nationale dans les autres paroisses du canton. Mais le 18 août 1790, les officiers Deslandes et Ginguené réclament 600 fusils au département par le biais de Hédé car " le roiaume a les plus grands sujets d’inquiétude sur les armements continuels qu’on fait en Angleterre […] les ennemis de l’Etat qui pourroient se rendre à Hédé dans 8 heures de marche, que la garde nationale de ce pays établie depuis plus d’un an est composée d’environ 1000 hommes n’est pas en activité ny en état de servir 21". Hormis le retour de la psychose d’un débarquement anglais qui a émaillé tout le XVIIIème siècle alors que la guerre n’est pas encore à l’ordre du jour, doit-on croire cette évaluation élevée ? Il s’agirait plutôt d’une référence au décret du 12 juin 1790 22 qui oblige tous les citoyens actifs d’un canton à s’inscrire sur les registres de la garde nationale s’ils veulent toujours exercer leur droit de vote. De fait, les citoyens passifs sont exclus théoriquement mais il s’agit bien aussi du premier test à grande échelle de l’adhésion des citoyens à la Révolution. Or, en juillet 1790, l’Ille-et-Vilaine compte 113 communes équipées d’une garde, dont celles de Hédé et de Bazouges (sûrement 100 ou 200 hommes, pas plus), aux côtés de Tinténiac et de toutes celles qui composaient le nord de l’ancienne subdélégation de Hédé : serait-ce une autre explication des 1000 gardes nationaux du " pays de Hédé " ?

    Nous en retrouvons les représentants à la suite des décrets du 13 et 21 juin 1791 de la Constituante, qui invitent les gardes nationaux à une conscription libre pour former des bataillons de volontaires et partir aux frontières, alors que les menaces de guerre se précisent : " les volontaires de 1791 furent incontestablement les plus authentiques des volontaires levés pendant la Révolution, aucune contrainte ne fut exercée sur la garde nationale pour obtenir des engagements 23". Or, le procès-verbal de formation de ces bataillons pour le département signale un volontaire à Bazouges et neuf à Hédé parmi lesquels l’instructeur Ambroise Berthault désormais caporal de la cinquième compagnie Aubrée, où sont également affectés nos volontaires, souvent des fils de notables 24 : Pierre Gaisnel, François Gersin, Louis Lemarchand,…D’ailleurs, les officiers municipaux de Hédé ne se privent pas de le rappeler en rendant hommages " aux sages décrets que vous avez rendu le 21 septembre 25 en assurant la souveraineté du peuple français [et] la satisfaction qu’ont éprouvé les vieux citoyens de Hédé […] car il y a longtemps que tous nos jeunes gens en état de porter les armes ont volé aux frontières pour la défense de la patrie. Le citoyen Guynot procureur de notre commune dont le fils n’est pas encore en état de porter les armes, joint un assignat de 50 £ pour la guerre 26". R. Dupuy 27 signale que les volontaires de 1791 et 1792 dans notre canton sont au nombre de vingt-trois : vingt à Hédé, un à Bazouges et deux à Guipel. Si Bazouges ne semble plus participer à cet effort, nos propres recherches font état effectivement de onze inscrits à Hédé principalement entre le 11 et le 15 août 1792, et même un volontaire à Vignoc en novembre 28. Voici par exemple une lettre d’engagement caractéristique : " Moy, François Gallais, m’engage de ma propre volonté, et sans contrainte à servir la Nation […]. En conséquence, je promet de servir avec fidélité et honneur, d’être invariablement attaché aux loix militaires aux règles de la discipline, d’obéir ponctuellement à tous mes supérieurs et de me comporter dans toutes les occasions en honnête et brave dragon. Je certifie être âgé de 28 ans, natif de Hédé […]. Fait le 14 octobre 1792, l’an premier de la République 29".

    Il est indéniable que l’engagement patriotique est très prononcé à Hédé compte tenu de sa faible population, tandis que les notables ne cherchent pas à protéger leurs fils.

    Les références aux volontaires des autres communes font sûrement suite à la loi du 14 octobre 1791. En effet, toutes les gardes sont réorganisées désormais par canton et district, et non plus par commune. Tous les citoyens actifs sont astreints à ce service obligatoire et gratuit, regroupés en un bataillon de plusieurs compagnies (deux à Hédé, deux à Bazouges,…). Ainsi, durant le mois de janvier, les sept communes assemblent leurs actifs pour procéder à l’élection de leurs officiers et sous-officiers, à l’image de Bazouges où les gardes nationaux se réunissent le 19 janvier à 14 heures, sur " le placis de la Villalé " où le maire recueille les scrutins 30. Saint-Symphorien va par exemple porter François de Bréal capitaine de sa compagnie. La plupart de ces élus, accompagnés de quelques officiers municipaux, vont ensuite se rendre à Hédé pour élire l’état-major du bataillon cantonal, exceptés peut-être Julien Rouyer et Pierre Thébault tous deux capitaines de la garde de Saint-Gondran " qui se sont présentés sans officiers municipaux " à l’assemblée générale du canton, le 20 janvier à 8 heures. Elle est " présidée par Mr Gersin officier municipal de Hédé et Mr Thouault capitaine le plus âgé des compagnies du canton ", et porte Jacques Belletier commandant en chef du bataillon, soit 1113 hommes : tous paysans pour ceux venant des communes rurales, marchands et artisans principalement pour Hédé. Seul le chef-lieu avait élu des juristes comme officiers de ses compagnies : par exemple, les capitaines René Guynot et François Thouault, mais le reste de l’état-major des deux compagnies de Hédé, jusqu’au simple caporal, reste plus populaire car les principaux notables siègent déjà au conseil général. Les compagnies rurales avaient élu quant à elles, des laboureurs plutôt plus aisés que le reste des fusiliers.

    Cependant, nous pouvons facilement douter du montant total des gardes nationaux du canton 31, qui semblent pour certaines communes être simplement composées des " listes des citoyens actifs et éligibles de la paroisse de Langouët depuis l’âge de 18 ans jusqu’à 50 ans 32", soit 107 hommes, et 140 pour Vignoc. Par conséquent, même si nous partageons avec R. Dupuy la corrélation entre patriotisme et densité des gardes nationales, ce constat appelle à la prudence. La carte des paroisses qui ont une garde de plus de 50 hommes 33, mériterait donc d’être nuancée car même si toutes celles du canton de Hédé sont organisées (et encore ?), jamais plus nous n’entendrons parler de la plupart d’entre-elles : leur existence réelle se mesure par leurs actes révolutionnaires, patriotiques ou de simples prises de position claires : le silence passif est rarement bon signe… Bien sûr, elles ont toutes député des officiers au chef-lieu, et Saint-Gondran parle par exemple de 87 fusiliers, indice que nous ne trouvons pas dans tous les procès verbaux.

    Les 142 gardes nationaux de Hédé comptent dans leur rang le curé Olliviéro, aumônier de cette garde, ou encore un certain Lecacheur, maître d’école. La présence de ce dernier ne nous semble que provisoire car c’est la seule fois que nous le croiserons dans nos sources : est-il un instituteur itinérant ? C’est fort dommage, car ce fonctionnaire est le vecteur essentiel de la régénération républicaine auprès des enfants, au même titre que la loi et les fêtes 34. Il est donc tout à fait normal qu’il figure au sein de la garde nationale.

    Seule Guipel compte également dans ses rangs son curé constitutionnel Dautry parmi les 326 fusiliers, mais surtout, elle mentionne un élément éloquent : sa liste des gardes nationaux indique " ceux qui sans être citoyens actifs, ont servi depuis l’époque de la Révolution et sont encore aujourd’huy en état de service habituel, et en conformité de l’article 3 " de la loi du 14 octobre 1791. Ainsi, on compte 308 citoyens actifs et fils de citoyens actifs, et 18 " gardes nationaux inactifs […] qui ont servi en cette qualité depuis le commencement de la Révolution ". Preuve flagrante que des citoyens passifs ont intégré illégalement la garde, mais ce n’est pas un exemple unique en son genre. Beaucoup sont jeunes, fils (donc passifs dans la plupart des cas) de citoyens actifs, mais cela signifie-t-il un fort degré patriotique comme le pense R. Dupuy ? " La perspective de porter et manipuler une arme […], de suivre des manœuvres et de parader aux yeux de tous le dimanche pour l’exercice et lors des fêtes suffisait à attirer les jeunes esprits 35", mais nous pensons qu’il s’agit également d’une manière de jouer un rôle dans la communauté et la vie politique à défaut de pouvoir participer au scrutin électoral. D’ailleurs, la municipalité ne cherche pas à les exclure, alors qu’ils ne sont que 222 citoyens actifs en 1790. Or, toutes les autres communes ont des effectifs théoriques de gardes nationaux bien supérieurs au montant des actifs : Hédé compte 142 gardes contre 90 actifs, Saint-Gondran 87 contre 59, Saint-Symphorien 108 contre 86,…Est-ce partout un engagement massif des passifs ? Des jeunes ? Si tel est le cas, il faudrait alors suivre R.Dupuy car pour lui, tout le canton est organisé en garde nationale. En tout cas, la définition du citoyen-militaire ne se limite pas à un recrutement purement censitaire dans la pratique, mais la quantité fait-elle le patriotisme ? Le canton de Retiers, par exemple, le commandant est à la tête de 693 gardes en 1792 36, réputés pour leur engagement révolutionnaire dans tout le district de la Guerche, mais jamais le nombre de gardes n’a dépassé celui des actifs. C’est pourquoi, l’exemple de Bazouges-sous-Hédé " bourg réputé patriote 37 " nous paraît aller bien vite en besogne car malgré ses 209 citoyens-militaires (et non 231, sur 112 citoyens actifs) divisés en deux compagnies regroupant vingt-deux villages / hameaux chacune. Cette commune refusera toujours de les utiliser ailleurs que sur sa commune (nous en reparlerons), mais il est vrai que leur recrutement dans le bourg et sur l’ensemble du territoire paroissial 38 prouve que le bocage n’est pas un isolat pour la conscience politique.

    S’il est indéniable que le fait de ne pas organiser une garde manifeste clairement une hostilité, voire une simple indifférence à la Révolution, le contraire n’implique pas une adhésion totale. Bien sûr, la position politique d’une commune peut varier dans le temps mais la présence d’une garde reste un bon indicateur, même s’il peut s’agir d’un conformisme, d’un engagement prudent et le moyen pour les actifs de conserver leurs droits civiques. Ainsi, une typologie interne reste à faire car les " bleus " sont avant tout " le bras séculier de la Nation. Il est vrai du moins jusqu’au 10 août 1792 que tout citoyen actif doit s’inscrire sur les registres de la garde nationale et donc revêtir l’habit bleu, mais le port de l’uniforme ne signifie pas pour autant l’adhésion à un credo politique officiel et toutes les unités de cette milice n’ont pas les mêmes sentiments 39". Autrement dit, le danger du retour seigneurial et aristocratique peut souder temporairement les communes du cantons de Hédé autour de la garde nationale, révélateur d’un monde paysan sensible au discours patriotique et révolutionnaire : nous sommes donc tenter de nuancer les généralisations hâtives de J.P. Jessenne sur la résistance des campagnes, leitmotiv qui serait quasi général durant toute la Révolution. Les quelques volontaires ruraux tendent à prouver qu’ils ne sont pas les seuls à partager ces idées de rupture, bien que les autres n’aient certainement pas voulu quitter leur foyer et leur village, en s’engageant dans l’armée.


    Ainsi, si la garde est effectivement organisée dans presque toutes les communes du canton, il serait prudent de vérifier cet enthousiasme par d’autres moyens.

    2.Une unanimité civique ?

    Le 14 juillet 1790 a lieu à Paris la grande fête de la Fédération de toutes les gardes nationales de France, apothéose des différents pactes fédératifs prêtés dans quelques provinces du royaume, dont la Bretagne bien sûr 40.

    Symbole fort de l’unité nationale et de ces gardes censitaires, Hédé n’a pas les moyens d’envoyer tous les siens, et ne députe que son colonel Morel sur le Champs de Mars parisien. Le major Belletier propose spontanément qu’il soit organisé alors à Hédé une cérémonie de bénédiction des drapeaux de la garde " à laquelle ont esperoit qu’assisteroient un certain nombre de compagnies de milices nationales des différentes paroisses de ce canton qui doivent se réunir à nous pour former le même bataillon 41 ". Cette extrait nous pose un problème car il est l’unique référence aux autres milices : prend-il son désir pour une réalité alors qu’elles n’existent pas encore, ou espère-t-il que les citoyens actifs prennent leurs armes et viendront à Hédé sous la forme de gardes nationales pour l’occasion ? Il a au moins le mérite de nous indiquer que cette réunion civique du canton est possible car " des publications par écrit à tous les citoyens de cette ville et du canton qui en dépend " leur avaient demandé de se présenter. Le jour de cette fête, " les citoyens se sont réunis en grand nombre devant l’Hôtel de ville " mais il n’est fait aucune mention explicite de ceux venus des autres communes : tous sont rangés en deux colonnes au milieu desquelles la municipalité de Hédé est placée, signe que le peuple n’est pas témoin, comme l’écrit M.Ozouf, mais acteur d’un spectacle octroyé par " l’initiative condescendante des notables 42". Certes, la cérémonie donne la part belle aux gardes nationaux et aux officiers municipaux, où nation et religion ne sont pas encore antinomiques. Le cortège suit en grande pompe la garde vers l’église de Notre-Dame où " l’ancien drapeau de la ville va être attaché à la principale voûte de l’église en signe d’union ", tandis que la musique entonne un Veni Creator. Le recteur Olliviéro prononce un discours chaudement applaudi car " les sermons des curés deviennent pour l’occasion des harangues 43", procède à la bénédiction, et enfin, célèbre une messe du Saint-Esprit. Les gardes nationaux prêtent alors le serment d’être " fidèles à la Nation, à la Loi, et au Roi, de protéger, conformément aux Lois, la sûreté des personnes et des propriétés, la libre-circulation des grains et subsistance dans l’intérieur du Royaume, la perception des contributions publiques sous quelques formes qu’elles existent, de demeurer unis à tous les français par les biens indissolubles de la Fraternité ". A la suite d’un Te Deum, la municipalité a gracieusement " fait couler sur la principale place de cette ville trois barriques de liqueur pour être distribuées à la garde nationale 44" : les citoyens ordinaires semblent être oubliés ! Le serment prêté à travers la France est intéressant dans la mesure où il reprend intégralement les attributions conférées par l’Assemblée aux gardes nationaux, un véritable programme de libéralisme économique et de conservation du régime seigneurial sur la question foncière et fiscale. Trop éloignés des aspirations paysannes pour qu’ils jurent fidélité à de tels principes, il n’est pas étonnant que les citoyens ruraux soient absents alors que M.Ozouf estime que ce désir d’union est le fruit de l’enthousiasme et de la peur qui animent Hédé.

    Le 12 avril 1791, la municipalité apprend la mort du député " Honoré Riqueti de Mirabeau ", celui qui fonda " d’une part la souveraineté du peuple, et de l’autre une société de citoyens égaux devant la loi ", mais qui fut placé dans une " situation intenable d’incarner la Révolution et de soutenir le pouvoir royal  45". Il fait alors l’objet d’une apologie funèbre de la part de Hédé : " cette perte mérite à tous égards nos pleurs, […] il était le plus zélé des patriotes et qu‘il a, plus que personne, contribué à notre régénération et à notre bonheur. Nous lui devons des marques de reconnaissances ". Une oraison funèbre sera célébrée par Olliviéro en présence de la garde nationale, et un " deuil général sera porté pendant huit jours à commencer dimanche prochain 17 de ce mois 46".

    Cependant, des réjouissances sont rapidement prévues car le 13 septembre, le roi a sanctionné l’acte constitutionnel mettant fin à l’Assemblée constituante, pour laisser la place à la Législative. C’est pourquoi, le 2 octobre, Hédé demande à tous ses concitoyens " d’illuminer leurs maisons ce soir depuis les 7 heures 30 jusqu’aux 9 heures 30 ", et invite la garde nationale à assister avec elle à un Te Deum, puis tous se rendront " à la place du château au bruit du canon ". Restons simplement prudents car sur cet enthousiasme, il faut bien savoir que cette fête a été ordonnée par le district. C’est pourquoi les élus cherchent à associer tous les habitants : comme au temps de la milice bourgeoise, Hédé compte toujours sur sa garde pour rendre plus solennel cet engagement. Ainsi, suite à la déclaration de guerre du 20 avril 1792 contre le roi de Bohême et de Hongrie, Hédé célèbre un service funèbre " à l’intention de nos frères décédés aux frontières en combattant pour le maintien de la liberté et de l’égalité  47", mais seule la présence de la garde, du juge de paix et de la municipalité est précisée.

    Progressivement, son mode de datation change pour ses délibérations : la première remonte à " l’an mil sept cent quatre vingt douze et le quatrième de la Liberté le trante et un janvier " mais elle n’est pas la seule car par exemple, Bazouges écrit " le 19 janvier an troisième de la liberté " pour débuter l’année1792 48. Suite à la fin de la monarchie, Hédé débute la séance par l’an 1792 " quatrième de la Liberté et premier de l’Egalité le seizième du mois de septembre ", mais elle n’a pas attendu un mois pour se positionner : " les officiers municipaux revêtus de leurs marques distinctives se sont transportés environ les 11 heures du matin sur la place du marché de cette ville, et de la champ de foire où la publication solennelle a été faite par Mr le maire, lequel a, à haute et intelligible voix, donné lecture au peuple assemblé en grand nombre la ditte loi du 10 de ce mois portant suspension provisoire des fonctions du chef du pouvoir exécutif  49". Une loi demandera plus tard à tous les fonctionnaires de jurer fidélité à la République, serment que s’empresse d’appliquer Hédé pour " maintenir la Liberté et l’Egalité ou de mourir à leurs postes en les défendant 50".

    Pourtant, il faut remonter quelques mois plus tôt pour découvrir l’apogée du civisme fraternel, lors de la plantation de l’arbre de la Liberté 51. En effet, Hédé fait partie de la seconde vague pionnière en Haute-Bretagne pour cette célébration : avec la déclaration de guerre à l’Autriche, " les patriotes s’agitent fort. A entendre ces derniers, il y a conspiration contre la liberté et la Constitution. Le roi est complice… 51a". Il faut donc resserrer l’union de la Nation autour d’un arbre, symbole matériel de l’immortalité, recouvert de cocardes afin de frapper l’imaginaire populaire, en présence de tous les corps constitués du canton et des alentours. Journée faste pour ce petit bourg rural qui retrouve son rayonnement de naguère, et devient, ne serait-ce que pour une journée, le centre de l’engagement patriotique et révolutionnaire à des lieues à la ronde ! D’ailleurs, n’est-ce pas le procureur de la commune qui a fait toutes les avances pour l’arbre et le bonnet, soit près de 300 £ ? Le plus intéressant ici reste bien sûr les nombreux symboles : le premier est le site même, car c’est sur le pavillon du couvent devenu bien national qu’est planté l’arbre, support traditionnel du bonnet phrygien. Cependant, ce dernier est dressé sur une pique en face de l’arbre, dans un contexte où Hédé cherche à réaffirmer son poids politique face aux troubles religieux, comme un défi lancé aux Ursulines et aux prêtres réfractaires. En effet, nous pourrions presque considérer cette cérémonie comme étant laïque car elle se déroule bien sans aucune forme religieuse, même le curé constitutionnel n’est pas mentionné : " la panthéonisation de Voltaire a été une répétition générale de laïcisation […] tandis qu’on exalte la publicité du civisme. La religion de tous, c’est désormais la pompe civique : on n’en voudra plus démordre 52". Cet affranchissement du religieux se fait au prix d’un transfert de sacralité car on préfère désormais les discours révolutionnaires aux prônes et aux chants religieux, la canonnade aux musiques liturgiques, et la place publique en plein-air aux bancs de l’église. Cette régénération civique touche désormais le peuple par le biais de la fête, dont les vertus pédagogiques sont aussi efficaces que d’appartenir à la garde nationale ou à l’armée. Le peuple n’est plus paroissien ni sujet, il devient français par la nécessité de la guerre, même si le cidre l’y aide un peu pour manifester son enthousiasme ! La Révolution, incarnée par de jeunes femmes en blanc, symbole de pureté, distribue les emblèmes de la Nation : " la fête révolutionnaire est le lieu privilégié où s’est investi le rêve d’une société nouvelle et d’un monde idéal […] dans l’instantané de la fête se concentrent tous les rêves d’un instant  53".

    Des réserves subsistent sur ce constat idyllique, notamment à propos de la contribution patriotique. Elle fait suite au décret de l’Assemblée du 6 octobre 1789, qui demande à tous les français de fournir un effort en payant volontairement  le quart d’un revenu mensuel: basé sur la confiance, il ne sera fait aucune vérification. Sitôt la mesure connue et à la réunion suivante, le premier novembre 1789, Hédé manifeste immédiatement son zèle car " elle ne sera pas la dernière à se porter à secourir la Nation et son roy, que si un tel sacrifice demandait un effort, il étoit commandé par la patrie ", et offre 2400 £ à l’Assemblée comme " pur hommage de sa soumission à ses décrets 54". Les registres où sont sensés être enregistrés les dons par les municipalités laissent déjà apparaître quelques surprises ! Le 10 octobre, Hédé récapitule le sien pour vérifier si les contributions de chacun sont fidèles à leur fortune, mais il ne se compose que de …12 articles soit 486 £ 8s 55! La municipalité va donc suppléer par une surtaxe d’office ceux qui auraient négligé de faire une déclaration conforme. Or, nous retrouvons la veuve Lamarre (première trace de la suppression de sa particule) qui se trouve encore en ligne de mire, car elle n’a offert que 9 £, " somme modique ", " insuffisante en comparaison de sa fortune " et sera donc surtaxée de 100 £ 56, de même que le sieur Gersin dont les " facultés réunissant à une fortune honeste ", passe de 150 à 300 £. La municipalité rajoute quatre " articles obmis " par quelques citoyens : par exemple, Jean Delacroix, laboureur, est taxé 12 £, " la demoiselle Jeanne Marie Guynot actuellement à la communauté des Ursulines imposée 60 £ à raison de sa fortune ". Une fois l’opération délibérée, François Denais et Jean Delacroix, tous deux notables municipaux, ont " approuvé chaque article d’imposition et de recharge, se sont retirés sans en prévenir l’assemblée ", formule indiquant qu’ils n’ont pas signé le rôle et ont accepté les surtaxes à contre-cœur. Nous restons tout de même frappés par le peu d’articles : la municipalité tient-elle compte de la pauvreté de ses administrés ou le sacrifice patriotique ne fait-il point recette à Hédé ?

    Or, Langouët compte moins d’habitants et dresse un rôle de 27 articles (302 £ 9d)où le recteur Morin offre 72 £ et la veuve Jean Josse 100 £ (le plus gros laboureur de la paroisse), mais les cas les plus intéressants sont à Saint-Gondran : son premier rôle comprend 18 articles (95 £), avec uniquement des contributions dérisoires hormis celle du recteur Mottay qui s’illustre avec 36 £, et le noble de Couesbouc avec…10 £ ! Il faut attendre le " 30 septembre l’an premier de la République 57" pour qu’un rôle de surtaxe soit effectué : 590 £ en plus pour de Couesbouc, ou encore 45 £ pour François Couapel officier municipal qui n’avait pas jugé nécessaire de participer financièrement deux ans plus tôt. En bref, une surtaxe générale de 817 £ 18s : serait-ce un manque d’enthousiasme chez les notables en 1790, et la peur de critiquer la contribution de leur ci-devant seigneur ? Enfin, à Bazouges, le style est différent car le premier à se déclarer est le recteur Oliviéro le 28 décembre 1789 : il offre " à la patrie la somme de 60 £. Mon plus grand désir serait de pouvoir contribuer aux besoins de l’Etat par une somme plus considérable, mais en vérité ce peu que je présente surpasse encore mes facultés ". La plupart des autres paroissiens feront leur don dans le courant de mai 1790 (79 articles, 540 £), souvent inférieur à 10 £ car beaucoup déclarent que leurs revenus n’excèdent pas 400 £. Même Pollet déclare, pour lui et ses deux frères, une somme de seulement 24 £, et encore, elle " excède selon lui les fixations établies par le décret ".

    Effectivement, si toutes les communes du canton ont dressé leur rôle, encore faut-il recouvrer les sommes, ce qui est loin d’être le cas apparemment car un tableau du 30 mars 1791 58 indique que Hédé a presque entièrement effectué cette opération patriotique pour ses 2128 £ 17s (tiens, la municipalité aurait-elle finalement revu à la baisse son don de 2400 £ !). Or, si Vignoc a recouvré le tiers des 1374 £ 17s promis, aucune mention de sommes récoltées ou restantes à l’être pour Bazouges, Guipel et Saint-Symphorien (Langouët et Saint-Gondran ne sont pas présentes) : cela signifie-t-il qu’aucun recouvrement n’a été effectué ou n’a-t-il simplement pas été enregistré ? En nous basant seulement sur Hédé et Vignoc, on ne peut pas dire que l’effort révolutionnaire suscite un engouement populaire, autre que celui des ecclésiastiques et de la bourgeoisie hédéenne, et encore. D’ailleurs, le 20juillet 1792, le conseil général rappelle à l’ordre ses concitoyens qui n’ont pas encore acquitté les différentes impositions (foncières, patriotiques,…) " attendu que dans ce moment, la patrie ne peut se soutenir 59 ".

    Un premier incident fait suite à un arrêté pris par la municipalité le 2 avril, concernant des troubles dans un atelier 60. Le héraut Pierre Morin accompagné du tambour Jean Berthault font donc la publication de cet arrêté " en différents endroits de la ville ", mais arrivé rue des Forges, " Bernard Blin dit Cœur de Roi leurs cria de loix que c’étoit assez lu " et, avec ses deux acolytes, s’approchent d’eux et réclament que la " sentence soit déchirée ". La municipalité s’insurge contre cet " attentat aux décrets de l’Assemblée nationale qui authorisent les municipalités à faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police ", que les trois accusés ont oublié leur serment de fidélité et sont un " exemple dangereux […] à la sûreté publique ", mais qu’ils ont agit par " légèreté plutôt que le mauvais principe 61", si bien que la municipalité fait preuve d’indulgence. Mais une véritable alerte, sans équivoque, survient le 4 décembre 1791. Ce matin, vers 10 heures 30, sont affichées plusieurs lois relatives à l’inscription des citoyens éligibles et électeurs à travers toute la ville, mais pendant la messe, " ceux attachés en dehors de la maison commune ont disparu un instant après comme ils ont coutume de faire et ont vraisemblablement été arrachés et supprimés, soit par les voisins ou tout autre ennemis de la chose publique ". La municipalité cite alors à comparaître toutes les citoyennes et citoyens des environs de la place, soit trente-deux personnes. L’un des témoignages émane de Claire Deslandes, 18 ans : elle " dépose qu’il y a environ 1 mois s’étant trouvée chez la demoiselle Françoise Godineau sortant de chez elle, elle apperçut Françoise Savey veuve Jean Berthault […] arracher plusieurs affiches qui étoient auprès de la porte de la ditte maison [commune] et les emporter chez elle ", mais l’accusée répond, comme tous les autres témoins, " n’avoir aucune connoissance des faits mentionnés dans le réquisitoire du procureur ". La municipalité décide de ne pas sévir cette fois mais proclame l’interdiction d’enlever les lois " sous peine de punition exemplaire 62". Cet avertissement semble fonctionner par la suite, mais ces affaires de lois et arrêtés sont importantes dans la mesure où il existe manifestement une volonté d’empêcher leur diffusion et donc leur application si personne n’est averti : signe d’un refus de l’autorité nouvelle et de ses décisions.

    En plus, la ville est obligée d’annoncer un arrêté suite à une " pétition d’un grand nombre de citoyens tendant à ce que les billets de confiance de la ville de Rennes aient un libre cours en cette ville de Hédé ", car elle interdit à tous les " citoyens et étrangers qui se trouveront dans l’arrondissement de cette municipalité de les refuser dans les paymens 63". La pétition, moyen d’expression de la démocratie directe face aux autorités constituées, émane sans aucun doute des plus pauvres car le manque de numéraire rend difficile tous las achats de première nécessité. Or, le fait de refuser les assignats n’est pas une preuve de solidarité civique de la part des marchands hédéens, soucieux de leurs petits profits qui ne sont pas garantis par un assignat dévalué. Ils ne sont pourtant pas les seuls à être critiqués car une nouvelle pétition réclame l’évacuation de Monique Foliot de l’hôpital " car sa conduite anti-patriotique et un luxe éloigné de son état s’est attiré la haine du peuple citoyen de Hédé ", si bien que la municipalité demande au directoire du département d’ordonner la vente des biens et effets mobiliers au profit de la nation 64.

    L’incivisme à Hédé reste un arbre qui cache le désert car ces quelques événements internes, additionnés à la mauvaise volonté pécuniaire des communes rurales, sont encore négligeables par rapport aux problèmes engendrés par la féodalité.


    3. La question des droits seigneuriaux

    Conséquence directe de la Grande Peur qui a secoué une bonne partie du territoire durant l’été 1789, la Nuit du 4 Août reste sans commune mesure la table rase de l’ancien système des trois ordres et des privilèges. Socle de la marche à la Révolution suscitée par la paysannerie en révolte, cette nuit blanche à l’Assemblée est marquée par les renonciations de quelques nobles libéraux, au nom d’une générosité égalitaire mais mesurée. Elle provoque une réaction en chaîne enthousiaste qui " s’étend à tous les domaines privilégiés, de ce qui devient dès lors l’Ancien Régime, chacun , les mauvaises langues le notent, s’empressant à sacrifier les privilèges du voisin. Le clergé y perd la dîme et le casuel, les provinces et les villes leurs exemption, états et franchises 65". Les droits féodaux pesant sur les personnes sont abolis, tout comme les justices seigneuriales et le droit de chasse qui accorde de fait le droit aux paysans de s’armer pour lutter contre les animaux qui ravagent leurs champs, etc… S’il s’agit effectivement d’une libération des servitudes personnelles, il n’en va pas de même concernant les droits sur la terre. Marché de dupes, les redevances foncières sont déclarées rachetables, mais les modalités exécutoires définies par la loi du 15 mars 1790 les rendent impraticables pour une large part de la paysannerie. La propriété reste une notion sacrée et même les seigneurs ne sont pas obligés de fonder la légitimité de leurs droits par des titres : le décalage entre le libéralisme physiocratique des Constituants et les déceptions paysannes seront lourds de conséquences.

    Tout a pourtant bien débuté à Hédé lorsque le 16 août 1789, elle reçoit " deux déclarations de Mr de Bréal : vous n’entendrez point cette lecture sans être pénétré d’admiration pour les sentiments de patriotisme, de désintéressement et d’humanité qui y sont manifesté 66". En effet, il abandonne tous ses droits féodaux sur les grains, boissons et autres marchandises, et remet gratuitement à tous ses vassaux " qui ne possèdent pour tout bien que jusqu’à 100 £ de rantes " toutes les rentes seigneuriales sur les moulins et autres redevances féodales. Enfin, il " renonce à tous droits de chasse, de garenne et de colombiers ", et déclare adhérer " à tous les arrestés pris jusqu’à ce jour par l’Assemblée nationale ". Signes évidents d’un noble libéral qui se soumet aux décisions concernant les servitudes personnelles, il est à noter qu’aucune référence n’est faite sur ses droits " réels " (fonciers). On peut dès lors douter du poids de ce sacrifice, à la manière que soulignait Marat : durant la Nuit du 4 Août, les nobles ont sauvé ce qui pouvait encore l’être derrière une façade enthousiaste et spontanée.

    Or, les demoiselles Lemeur, fermière du prieuré, ne sont pas prêtent à céder leurs droits de bouteillage aussi facilement car elles réclament une indemnité de 257 £ pour sa non-jouissance durant l’année 1790. Le district demande donc à Hédé de vérifier ce montant en fonction des registres de Gersin leur sous-fermier 67. La municipalité reste dubitative à l’égard de ce " prétendu droit " et se renseigne auprès de Mr Duhil, fils du précédent sous-fermier, qui leur répond que " les bénédictins ne garantissoient pas ce droit par leur ferme, ils doutaient donc eux-même qu’ils eussent celui de le percevoir ", donc, n’autorisaient pas le sous-fermier à infliger une sanction à un débitant refusant de payer. Par le manque de pièces justificatives et parce que Gersin affirme qu’il " avoit discontinué à percevoir le droit de bouteillage dès le premier janvier 1790
     ", Hédé refuse de délibérer sur une indemnité illégitime 68. Manifestement, un zèle minutieux a été fourni pour refuser toute conciliation avec ce droit féodal, contrairement au district qui acceptera d’acquitter la somme réclamée.

    Cependant, la municipalité n’est pas en reste sur l’application des décrets, notamment autour du privilège des bancs d’églises. Après avoir acheté des chaises pour le compte de la fabrique, cette dépense serait inutile si les bancs étaient maintenus : il est donc arrêté que leurs propriétaires doivent les récupérer, que les chaises seront payantes pour tous, et " chacun se placera dans les chaises indistinctement sans pouvoir prétendre des préférances, ny affecter des places particuliaires, tous les hommes étant égaux devant l’Etre Suprême 69".

    Paradoxalement, aucune délibération ne sera prise sur des éventuelles armoiries féodales à l’intérieur de l’église de Hédé, mais celle de Guipel fait l’objet d’un arrêté du directoire du département : " il sera tardé à effacer la ceinture d’armoiries existante dans l’intérieur de l’église de Guipel jusqu’à ce que les fonds destinés à l’entretien du culte soient faits […] avec défense [au curé] de donner à l’avenir, les prières nominales au ci-devant seigneur  70". Ce problème pécuniaire peut encore expliquer ce retard, mais nous pouvons difficilement admettre qu’il soit également en cause à Saint-Symphorien où les armes de la Bourdonnaye sont encore en place sur les vitraux et les murs en juin 1792 70a : la noblesse disposerait-elle encore ici d’un certain crédit ?

    L’abolition des privilèges ne fait pas l’unanimité car la municipalité reçoit les plaintes de deux habitants de Québriac venus faire réparer leurs fusils à Hédé. Ce 9 août, chemin faisant, ils rencontrent les deux gardes-chasse de Mr de Bottemont " et que malgré la déclaration qu’ils en ont faites, ont été néantmoins insultés et maltraités ", signe manifeste que ce noble refuse d’abandonner son droit de chasse qui exclut l’armement officiel des paysans 71.

    Les premiers véritables incidents débutent à Langouët, autour des biens communaux. En effet, la loi du 15 mars 1790 fixe que les habitants pourront les récupérer uniquement s’ils ont été usurpés par le seigneur après 1759, posant ainsi " le problème plus large de la propriété de l’ensemble des terres non cultivées 72". Or, l’afféagement est très pratiqué en Bretagne car " les seigneurs s’appropriaient des terrains incultes situés sur le territoire de leur fief, et les louaient à des propriétaires aisés ou à des bourgeois. Dès le début de la Révolution, les paysans entreprirent une véritable guerre contre les afféagistes, détruisant les clôtures pour y mener paître leurs bêtes 73". Il semble que Langouët, comme beaucoup d’autres paroisses du département, ait rapidement tranché sur la question, même si les incidents y sont probablement moins violents que lors du mouvement de la seconde jacquerie en début d’année 1790. Car en effet, le district écrit à cette municipalité " pour l’instruire des plaintes de Mr de Couesbouc et la prier de veiller à ce qu’on ne commette aucun voie de fait contre les propriétés de qui que ce soit et d’instruire ceux que l’erreur pourrait conduire à des actes que la justice sera obligée de réprimer 74". Simple rappel à l’ordre en vue d’un apaisement, et aveu implicite de l’impuissance du district pour réagir sur le terrain, cette lettre n’en reste pas moins une opposition libérale des autorités bourgeoises de ce district " à l’accomplissement de doléances solennellement affirmées , mais aussi manière de revanche pour ces patriotes de village vite oubliés des bourgeois citadins, une fois les votes acquis et les places prises 75". Les vicissitudes de Couesbouc ne s’arrêtent guère ici car le maire Jean Riche et 2 officiers municipaux de Saint-Gondran, Thébault et Desouches, déclarent " attester que le lieu de Couesbouc situé dans l’enceinte de notre municipalité est la principale demeure et habitation du sieur Alexis Dubois et qu’en conséquence nous l’avons imposé au rôle de notre capitation de 1790 et que nous sommes en droit de l’imposer au rôle de la contribution mobiliaire de notre municipalité pour 1791 76".

    La réaction du ci-devant noble ne se fait pas attendre ; il réplique ne pas y résider suffisamment pour être astreint à l’impôt 77, mais le plus intéressant est son allusion à une attaque de son château. Il ne précise pas quand eut lieu cet événement mais son déroulement ressemble étrangement aux émeutes anti-seigneuriales de Saint-Thual dans le proche canton de Tinténiac en janvier 1790. En effet, cette troisième vague de jacqueries est décrite par A.Ado :  les paysans ont attaqué les résidences seigneuriales pour exiger " le renoncement écrit aux droits féodaux, brûlent les titres seigneuriaux, s’emparent des vivres et du vin 78" et menacent de brûler de château, s’ils n’obtiennent pas satisfaction. D’ailleurs, de Couesbouc conteste précisément ce qu’il a connu également un an auparavant à Langouët, à savoir l’utilisation de ses bois seigneuriaux (généralement, les paysans y coupent désormais les arbres pour en faire du bois de chauffage), et une anecdote croustillante sur l’occupation, sauvage selon lui, de ses propriétés. Cet argumentaire nobiliaire est en soit assez classique car proclamer son droit de propriété et de liberté serait un attachement à la loi, s’il ne contestait que la Révolution avait permis au peuple de commander : les fauteurs de troubles sont ces paysans " ignobles ", ivrognes et grossiers qui peuplent les municipalités et qui prétendent appliquer, ou plutôt interpréter, les lois 79. Mais la fuite de Couesbouc à Rennes prouve qu’il ne s’agit pas simplement des menaces de quelques paysans mais bien d’une pression générale qui s’exerce sur sa personne. Le fait qu’il s’adresse directement au district n’est pas innocent car il sait que ces autorités sont hostiles à ces mouvements paysans, aux délits ruraux. Il reproche à Hédé son coupable comportement en lui enlevant ses armes (suite à l’affaire de Varennes, nous y reviendrons), et son étrange non-intervention pour réprimer ces " brigands " : autant de signes évidents d’une volonté de laisser-faire, de cautionnement même car il vrai que Hédé n’a jamais envoyé sa garde nationale pour la répression de ce genre de troubles, ni même délibéré à ce sujet. Aveu implicite que " les intérêts de l’aristocratie sont sacrifiés sur l’autel de la solidarité théorique du tiers 80". Or, le juge de paix est totalement acquis à la cause paysanne car il est vrai que la loi du 13 avril 1791 sanctionne ces occupations, mais le juge Eon n’acceptera les plaintes du gentilhomme uniquement s’il justifie la légitimité de ses droits par des terriers en bon et dû forme : seulement, cette obligation n’existera pas avant la loi du 18 juin 1792 ! Petit mensonge auquel de Couesbouc tente d’opposer l’argument tellement pratique de la tradition immémoriale de jouissance qui ferait force de droit !


    Face au maximalisme d’un partie de la paysannerie du canton pour abattre les vestiges des privilèges et des droits seigneuriaux, la bourgeoisie hédéenne se place dans un silence complice, mais il faut bien dire aussi que la personnalité intransigeante de ce noble a sûrement joué un grand rôle dans cette affaire. La question religieuse va pourtant réveiller de vieux antagonismes.