Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


II- LE POUVOIR LOCAL, ENTRE ADHÉSION ET MÉFIANCE (1789 — An II)

Les premières années révolutionnaires sont cruciales pour comprendre les nouveaux rapports de force et les conséquences directes de la politique nationale sur les prises de position de chacun.

A. Le nouveau pouvoir municipal

    2. L’activité municipale de Hédé

    " Les équipes au pouvoir vont réaliser, de façon bénévole, un travail considérable dont témoignent les registres de délibérations" 1.  Certes, il est vrai que la commune ne dispose pas de budget, dépend du département et du district pour les impôts et les levées d’hommes ou toute autre décision ayant trait à une affaire importante, mais ses larges attributions concernent soit " les intérêts locaux de la commune, soit par délégation, les intérêts de l’Etat dans la commune 2", en l’occurrence, il s’agit de la répartition de l’assiette des contributions, la gestion des propriétés et travaux publics, le culte religieux,…

    Ainsi, du 2 avril 1790 au 18 janvier 1793 3, la municipalité se réunit à plus de 120 reprises pour délibérer ! Soit une moyenne de plus de 3 séances par mois en 1790 et 91, et 4 en 1792 et ce, tout le long de l’année ; Mais apportons d’emblée une limite à cette frénésie délibérative, car si l’on constate bien sur cette période une progressive hausse du nombre des réunions, il ne faut pas oublier qu’en 1791, par exemple, sur les 40 réunions, 11 sont tout de même consacrées uniquement à l’enregistrement des décrets, lois et circulaires envoyés par le district. Le conseil général de Hédé est tout à fait comparable à celui de Châteaugiron 4, et à la fois significatif lorsqu’on s’aperçoit que Gévezé sur la période ne s’est réuni qu’à 38 reprises 5! Bien sûr, il est évident que compte tenu de l’activité de la plupart des membres, ils ne sont qu’indirectement concernés par les obligations agricoles, donc leurs revenus disparates pourraient être un facteur explicatif essentiel, puisque le temps passé aux réunions est d’autant plus coûteux que le revenu est modeste. Une assiduité spécifique doit donc être prise en compte.

    Le premier d’entre-tous est évidemment le maire dont la présence est presque systématique pour Ruaulx et Deslandes, mais il semble bien que Hérisson Delourme s’en désintéressait puisque sur 11 séances, il n’en préside que 3 ! Le greffier et les officiers municipaux sont les plus assidus car Duclos, avec 83 % de présence, est le plus absentéiste mais les motifs sont trop rarement exprimés pour être fiables. Les 5 membres du corps municipal sont tout de même présents ensemble dans 55 % des séances, montant bien plus élevé que les 15 % de Châteaugiron. Le procureur Aubrée est un peu moins discipliné avec 78 %, mais ses absences sont surtout réparties sur les 4 premiers mois de 1791. La partie sensible serait a priori les 12 notables de conditions généralement plus modestes. Cependant, le procureur reconnaît le mérite de tous, mais pour ce qui est des difficultés financières de certains, il leur donne une réponse typique d’un patriote : votre travail " est aussi onéreux que peinible, mais il vous laisse la gloire d’être utile au public : cette seule indemnité doit vous encourager"6

    En effet, sur les 120 réunions, le conseil général est convoqué à 58 reprises, mais seulement 7 ont été honorées par tous les notables ; sinon, nous les retrouvons en moyenne au nombre de 9 par séance. Ce léger absentéisme est contre-balancé par les 6 premiers mois de 1791, où presque toutes les délibérations se font en leur présence, signe de thèmes importants : une analyse plus fine révèle que ces sujets abordés tournent souvent autour de la gestion de la fabrique ( jusqu’en avril 1792), de l’érection de Hédé en paroisse, et l’achat de biens nationaux ci-devant ecclésiastiques. Cela transparaît naturellement sur l’ensemble des préoccupations et des sujets de délibérations, car de 1790 à 1793, ces affaires religieuses en représentent 28 %. Le second objet traite à égalité les élections et l’indigence (12 % chacun), les affaires militaires / garde nationale (9 %), alors que les impôts ne totalisent que 3 % ! Constat plutôt paradoxal pour une commune patriote mais elle porte beaucoup d’attention à ses pauvres. En effet, elle déclare qu’au nom de l’Egalité reconnue dans les droits de l’Homme, " nous sommes plus que jamais tenus de veiller au bien être de nos amis, de nos frères soufrants : hatons-nous de voler à leur secour, montrons que leur état nous aflige […]. Les deux dernières récoltes ont été mauvaises, personne n’ignore qu’une partie de nos habitans est réduite à mandier son pain 7". La municipalité propose donc un atelier de charité 8, consistant à utiliser les pierres de l’ancienne prison et de l’auditoire qui encombrent la place de la ville, pour tenter (encore une fois !) de niveler la cour du château, et étendre le champ de foire à proximité. L’objectif est donc de favoriser son commerce, mais par mesure d‘économie, on demande " aux bons citoyens de prêter leurs outils nécessaires aux travaux ". Le 18 janvier suivant, Hédé apprend l’accord du directoire du département, mais elle devra acquérir ses propres pierres à la suite de leurs mises aux enchères ! Scandale à la réunion du conseil général car non seulement, cela va retarder les opérations, mais au cas où un autre acheteur se porterait acquéreur des pierres, la ville aurait inutilement dépensé 128 £ pour la construction de deux charrettes destinées à ces travaux. Craintes infondées, Hédé sera la seule adjudicatrice mais le 3 avril 1791, ces ateliers ont " prodigieusement coûté, qu’il paraistrait à propos de renvoyer la majeure partie des ouvriers 9" : l’achèvement des travaux et la charité sont donc toujours limités par ses faibles finances. Cependant, la municipalité érige une priorité sur un symbole civique : sauver le citoyen Joseph Lenoir, " qui est perdu de tous ses membres 10". En effet, son frère ne pouvant payer que 3 £, elle s’engage à offrir en plus 9 £ mensuellement à Jean Duchesne, boucher à Hédé, pour qu’il " s’oblige de loger, coucher, nourrir, chauffer, blanchir et procurer enfin tous les secours nécessaires au dit Lenoir ". Enfin, la municipalité envoie son juge de paix à Rennes pour échanger leur papier-monnaie, les assignats, contre 145 £ en " monnoie de billon ", afin d’en faire ensuite la distribution dans tout le canton 11. Il faut bien savoir que depuis le début de 1792, la circulation monétaire se raréfie en parallèle de l’excès d’émission d’un assignat dévalorisé, si bien que l’inflation grimpante touche plus durement les indigents possesseurs d’assignats 12. Pour ne pas les pénaliser trop durement, et conformément aux directives du district, la municipalité fait " courir le sort entre les pauvres journaliers de cette ville  afin de déterminer par cette voie lesquels profiteront de l’échange 13" : six se présentent et obtiennent " 5 £ en pièce d’un sou en échange de 6 assignats de 5 £ qu’ils ont remis de suite ". Cependant, hormis le maire de Langouët qui refusera " de se saisir des 20 francs en pièce d’un sou " destinés à cet échange, nous savons que des pauvres de Bazouges et Saint-Symphorien se sont présentés à Hédé pour un échange en juillet.

    N’imaginons pas que Hédé soit totalement soumise aux autorités rennaises, car lorsque ses foires sont en périles, la ville réagit avec l’énergie du désespoir. Depuis la proclamation de la République, l’Etat devient l’incarnation de la nation, et au nom du libéralisme économique, va réguler l’activité commerciale selon un " réseau de marchés à la fois riche et cohérent, obéissant à une dispersion spatiale et un calendrier rationnels " afin d’empêcher toute spéculation, favoriser la concurrence et la multitude des grandes villes 14. C’est pourquoi, la ville de Rennes prend un arrêté le 5 décembre 1792, validé par la Convention, pour créer la tenue régulière de ses foires, les premier et troisième mardis de février à octobre, et interdire toutes les autres dans un rayon de trois lieues : " il s’agissait déjà de favoriser la mise sur pied dans les villes des fameux greniers d’abondance ", alors que les premiers troubles et les garnisons militaires rendent difficile son ravitaillement 15. Hédé est touchée de plein fouet car elle est dépouillée " du peu de commerce qui lui reste. La suppression de sa juridiction a privé cette ville de la partie aisée de ses habitans qui ont été demeurer ailleurs […] que le champ de foire de Hédé qui a causé à la vile plus de 5000 francs à applanir […] l’on ne peut protester que Hédé a bien mérité de la Patrie ; aucun sacrifice ne lui a coûté lorsqu’il s’est agi du bien général  16", et propose de maintenir une foire le deuxième mardi de chaque mois.

    Son zèle s’exerce aussi en matière de simple police. Prenons juste un exemple anecdotique : nous sommes le 23 novembre 1790, il est 15 heures, et le corps municipal tient son habituel réunion jusqu’au moment où il est rapporté qu’ils reçoivent " chaque jour des plaintes de ce que le sieur Gersin distributeur des eaux de vie à Hédé, en vend et débite qui n’est ni loialle ny marchand, qu’on se plaint d’ailleurs que quelques uns de ses pots et pintes ne contiennent point la quantité de liqueur nécessaire ". Si bien que la municipalité " désirant satisfaire et remplir la fonction la plus essentielle qui lui est confiée ", décide de se rendre en grande pompe et tenue officielle chez Gersin, pour la vérification des pintes " cabossée et rentrée en dedans probablement par les chutes ". La véritable motivation arrive lors de la " dégustation " des " 2 bottes d’eau de vie en débit ", pour une " analyse " de qualité qui semble bien se prolonger 17! Cependant, les administrateurs du district expriment leur agacement contre tant de zèle municipal, qui aurait dû porter cette affaire ridicule auprès du " tribunal du district et non pas au corps administratif, qui ne peut en aucun connoître des matières de police sans troubler la division des pouvoirs si sagement établie 18" .


    L’installation et le fonctionnement de ces premières municipalités se font donc dans l’enthousiasme, généralement par une minorité active reproduisant toujours la hiérarchie d’Ancien régime : hommes d’expérience, juridique à Hédé et paysanne dans les autres communes, associant parfois les couches moyennes et modestes, mais sans que la majorité des citoyens y participe. Serait-ce de mauvais augure pour les assemblées électorales ?

    3. La transition cantonale et les élections primaires

    Il ne semble pas que l’érection de Hédé comme chef-lieu de canton ait provoqué une quelconque contestation de la part des autres communes, bien que Guipel et Vignoc soient bien plus peuplées. Le choix des autorités administratives s’est donc naturellement porté vers l’ancien siège royal de la subdélégation, mais il faut sûrement compter sur un ressentiment des échevins par rapport à ce qu’il faut bien appeler une déchéance politique et administrative : une simple bourgade au même niveau que l’Hermitage, Gévezé ou Tinténiac.

    En effet, une concurrence a toujours opposé Hédé à sa rivale juridique, Combourg. Déjà, E.Larsonneur-Marjot 19 avait signalé ces querelles concernant les domaines de compétence des juges royaux des deux villes 20. L’incident le plus intéressant remonte au 30 octobre 1789, lorsque le comité permanent de Hédé est chargé de transmettre les modalités de la loi martiale aux paroisses de son ressort, mais il semblerait que le bureau de correspondance de sa rivale l’ait déjà précédé dans cette tâche : les échevins s’insurgent contre cette tentative " d’arrondissement préjudiciable " de Combourg qui " s’arroge la primatie [sur] la ville royale et municipale de Hédé ", ces paroisses " font partie intégrante de la communauté de ville puisqu’elles sont assujetties à ses octrois. Ne vient nous les enlever, sans doute que pour se faire un revenu assez suffisant pour former une municipalité majeure qu’elle ne peut stabiliser sans détruire la nôtre ". L’intérêt réside justement ici car cet attachement viscéral à un privilège se mêle d’un discours de solidarité patriotique puisqu’ils envoient une députation au comité permanent de Tinténiac et " le prierons d’inviter les citoyens à ne pas se séparer de leurs frères de Hédé avec lesquels ils ont toujours vécus d’amitié et à joindre leur force militaire avec les nôtres, de faire qu’un seul corps avec celle de Hédé ", et que par principe d’égalité, ils se partageront " l’ état-major de la Milice Nationale ; que les assemblées générales se feront une fois à Hédé, une fois à Tinténiac 21". Sans être ironique, nous pouvons facilement dire que cette amitié serait une grande nouveauté entre ces deux communautés 22, mais cette profession de foi ressemble étrangement, selon une échelle locale réduite bien sûr, à l’embryon des pactes fédératifs qui seront organisés à Pontivy (15 janvier 1790) ou à Retiers (27 juin 1790) par les jeunesses patriotes des gardes nationales 23. La comparaison s’arrête pourtant ici car cette mobilisation à Hédé n’a rien de commun avec l’élan des fédérations patriotes bretonnes contre la menace aristocratique, puisqu’il ne s’agit ici que d’une crainte des échevins hédéens de disparaître s’ils perdent le contrôle de " leurs " paroisses. Il est d’ailleurs important de souligner qu’à aucun moment, ils ne font appel à la solidarité de Guipel, Saint-Symphorien, Québriac,… modestes paroisses que les échevins ne perçoivent que comme de simples sources fiscales : il semble bien d’ailleurs que Tinténiac n’ait pas répondu aux attentes de Hédé. Imbus de son autonomie fragile, elle s’estime désormais affranchie de la tutelle du nouvel intendant Rochefort en lui rappelant qu’il lui faudra beaucoup de talents " pour concilier en même temps et les intérêts du Roy et ceux du peuple ", et espère " que nuls motifs ne vous ferons embrasser les uns aux dépends des autres.[…] Depuis plusieurs années, nous avons entrepris et commencé des travaux [par des] délibérations qu’il nous conviendra de prendre à cet égard  24". Ne noircissons pas le tableau, car ses intérêts locaux ne les empêchent nullement de réagir violemment aux aléas de la grande politique, et même, d’intégrer le maximalisme patriotique et révolutionnaire. Le plus bel exemple est le débat à l’Assemblée courant août et septembre: les monarchiens réclament un droit de veto absolu pour le roi, option à laquelle s’oppose " l’aile marchante " des patriotes (Sieyès, Barnave,...) favorable uniquement à un veto suspensif et limité qui est finalement adopté au vote de la chambre 25. Hédé s’insurge contre cette prérogative d’un monarque qui déclare " qu’il ne veut régner que dan les loix et sur des hommes libres, peut d’un seul mot, d’un seul Veto anéantir les Droits, les Loix et la Liberté de la Nation ". les échevins protestent donc " contre toute confusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif " et déclare " enemi de la patrie, quiconque oserait porter atteinte à l’exercice du pouvoir législatif que nous reconnaissons appartenir dans toute sa plénitude à la Nation seule 26" : radicalisme évident, car le roi trône mais ne règne plus seul. Surtout, Hédé réclame à son député Founier la souveraineté nationale de l’Assemblée face au pouvoir absolu et de droit divin de Louis XVI. Paradoxe, cette cohabitation est en soi impossible.

    L’érection de Hédé comme simple chef-lieu de canton a dû les faire tomber de haut car un dernier indice caractéristique revient le 11 mai 1790 lorsque l’ingénieur Piou vient réclamer ses appointements, que la nouvelle municipalité refuse de payer : il déclare alors faire cette demande comme " protecteur de la municipalité ", qui lui répond immédiatement et sur un ton cinglant que la ville " a toujours eu un député aux Etats de Bretagne chargé de ménager ses intérêts et jamais la municipalité n’a eu besoin ny n’a demander la protection du sieur Piou 27".

    Hédé ne dispose plus dans sa circonscription que six communes, et encore, il ne s’agit que d’une entité avant tout électorale où les communes sont en totale autonomie vis-à-vis d‘elle. " Pour nos communes rurales, les relations sont réduites avec le canton qui ne possède ni institution de délibération, ni locaux (autres que ceux de la municipalité), ni budget et qui n’intervient qu’au moment des assemblées primaires et parfois pour la garde nationale, en dehors naturellement de l’action de juges de paix unanimement respectés. D’ailleurs le découpage des cantons soulève bien des polémiques lorsqu’il rompt des solidarités traditionnelles 28", ce qui est fort possible concernant Vignoc, davantage liée aux communes du canton de Gévezé qu’à celles de Hédé. On comprendrait alors la notable absence de cette commune dans les pages à venir.

    La Constituante souhaite former des cantons aux dimensions raisonnables, dont le chef-lieu serait le centre, objectif semble-t-il atteint dans le canton de Hédé puisque seules Vignoc et Langouët sont les plus éloignées, à deux lieues et demie, distance qui reste en soit raisonnable bien que Pacé se plaint d’être à 3 lieues de Gévézé 29. Pourtant, nous n’avons retrouvé aucun document impliquant une demande émise par une de nos communes, pour être rattachée à un autre canton. Les deux seuls soucis concernent la lande de Tanouarn entre Guipel et Dingé, rapidement démarquées durant l’été 1793 par des arpenteurs 30, et entre Hédé et Vignoc qui députent chacune des commissaires auprès de Piou pour fixer les limites paroissiales afin qu’il n’y ait " point de contestation entre-elles 31". Seule Bazouges se plaint du chemin à parcourir vers Hédé, long d’une lieue seulement, mais " marécageux, impraticable pendant la plus grande partie de l’année, il est impossible aux vieillards et aux enfants de s’y transporter. Les personnes valides étant obligées de prendre soin de leurs bestiaux, de les garder dans des terrains éloignés, ne peuvent parcourir des espaces aussi considérables 32". Il s’agit bien ici de la rivalité paroissiale pour assister au culte qui est en jeu, ce qui ne saurait empêcher les citoyens actifs de se rendre aux assemblées électorales.

    La première dure en effet 8 jours, selon le procès verbal, car elle se tient à Hédé du 17 au 22, puis les 25 et 26 mai 1790, longueur qui risque de nuire à la participation, mais nous ne disposons d’aucune précision. Il semble pourtant que le taux en Ille-et-Vilaine soit de 32% en moyenne 33, que J.-P. Jessenne analyse comme un " abstentionnisme différentiel 34", c’est-à-dire que seuls les éligibles se sont déplacés en masse, contrairement aux simples actifs. Ce qui est fort probable car ceux qui n’ont aucune chance d’accéder aux responsabilités se déplaceraient moins que les postulants éventuels : cela expliquerait surtout qu’il n’est fait mention que des " citoyens éligibles " des municipalités des sept communes, " formant l’assemblée primaire convoquée à Hédé 35". Pourquoi les simples citoyens actifs ne sont-ils pas mentionnés ? Nous reprenons alors l’hypothèse de J.-P. Jessenne sur le concept de la délégation du pouvoir, autour duquel se rejoignent le corps électoral restreint voulu par la Constituante, et la mentalité villageoise qui accorde l’autorité aux personnes reconnus comme dominantes et appartenant tout à la fois à la communauté. On explique alors pourquoi presque tous les membres du bureau sont issus des corps municipaux, sans être une minorité agissante effectuant une spoliation du pouvoir et une main-mise sur les élections locales, comme le prétend P. Gueniffey. Les premières années de la Révolution ont bien instauré une politique électorale de masse selon l’idée de B. Gainot, et aucune trace de cabale ni de luttes de factions n’ont été relevées.

    Le président d‘assemblée élu est ainsi le maire de Hédé, Hérisson Delourme, et son secrétaire Michel Deslandes 36, donc plutôt bien positionné pour être nommés Electeurs. Tous deux prêtent serment de maintenir la constitution du royaume, puis tous les membres de l’assemblée font de même " entre les mains de Mr le Président ", geste symboliquement fort car il soude la communauté politique autour de valeurs référentielles, et exclus théoriquement celui qui ne les partage pas. Les trois scrutateurs élus sont Michel Cherel, Gilles Lotton et Jean Riche, tous laboureurs, de Guipel et Saint-Gondran : l’élection de ce bureau définitif n’est pas une opération secondaire car elle donne lieu à une âpre compétition. En effet, selon les personnalités élues, les lignes de force politique se dessinent, et nombre de citoyens peuvent avoir le sentiment que les jeux sont faits puisque ce bureau dispose du pouvoir matériel et symbolique d’influencer les citoyens les plus hésitants : contrôle des listes, appel nominal,… Cette première assemblée implique donc un fort poids reconnu aux notables de Hédé, mais en associant les élus ruraux. En fonction du " nombre de citoyens actifs de l’assemblée, présens et absens " qui s’élève à 768, elle doit élire 8 électeurs 37 par scrutin de liste double, donc chacun doit inscrire un nombre de noms au double de celui des postes à pourvoir. Dès le premier tour sont élus Hérisson Delourme, Michel Deslandes et François de Bréal, puis le second tour amène Michel Cherel, et enfin le troisième, Eon et Thouault notaires à Hédé, Gilles Lotton et Jean Riche. Nous avons donc affaire à trois laboureurs, un ex-noble et quatre hommes de loi, signe de la fin du monopole de la basoche hédéenne sur le pouvoir local, désormais partagé avec les paysans des communes rurales 38. Tous les membres du bureau ont été élus, il faut donc bien concéder que " le bureau est la position stratégique qu’il faut conquérir, et dont le contrôle suffit généralement à garantir le succès final : l’antichambre du pouvoir 39" . Il semble d’ailleurs que la liste générale des Electeurs du district de Rennes montre que notre assemblée de 1791 ait impulsé la même tendance, à ceci près que le curé Olliviéro en fasse partie 40

    4. Les débuts de la justice de paix

    Les élections de ce juge sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont réputées attirer massivement les citoyens actifs. Elle a lieu les 3 et 4 novembre 1790 dans l’église Notre-Dame " après avoir fait battre la caisse différentes fois et ayant supercédé jusqu’aux 11 heures, à laquelle heure sont venus les citoyens actifs de toutes les paroisses cy-dessus et en grand nombre ". L’élection du bureau porte cette fois cinq notables de Hédé, présidé par Ruaulx, mais selon un déroulement toujours légaliste, symbole de cet apprentissage des droits et devoirs du citoyen, puisque volontairement deux de ses membres " Sébastien Deslandes et Jacques Belletier souffroit des difficultés en ce que l’un est le fils et l’autre le gendre de l’épouse dudit sieur Eon secrétaire [et] pour éviter tous reproches ont déclaré se démettre 41". Ils sont remplacés par Pierre Richard (Vignoc) et Jean Biet (Guipel), tous deux laboureurs " ayant eu le plus de suffrages après " : nous sommes donc loin d’une minorité accaparant l’élection, même après l’élection du bureau qui aurait dû, selon P.Gueniffey, provoqué " chez les vaincus de cette première bataille 42", un abandon massif de l’assemblée. En effet, la loi du 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire 43 stipule clairement que l’élection du juge de paix doit se faire dans les formes prescrites par le décret du 22 décembre 1789, qui exclut toute parenté directe entre les élus. Bien sûr, on ne peut s’empêcher d’imaginer que ce n’est pas le hasard qui a placé 3 membres d’une même parenté au sein du bureau, mais bien le clientélisme en faveur des liens familiaux selon l’expression " pure et simple , dans la société politique, des rapports de la société civile, fortement hiérarchisés, marqués par les échanges interpersonnels de protection et de services 44". C’est pourquoi, nous ne sommes pas surpris d’apprendre que le secrétaire de l’assemblée Sébastien Archange Eon, notaire royale, est élu juge de paix à la pluralité absolue des suffrages. Nous sommes loin ici du petit juge de proximité, élu pour son bon sens d’homme des champs comme le souhaiteraient les constituants, car il s’agit bien ici de l’expérience d’un homme de loi qui a fait l’unanimité. L’élection de ses quatre assesseurs pour chacune des sept communes est tout aussi intéressante car tous, ou presque, sont des élus municipaux. On a donc choisi la facilité car la désignation des assesseurs est souvent très longue, à l’image de Hédé : René Guynot, Jean François Duclos, Pierre Gaisnel et Louis François Aubrée, tous également homme de loi 45. Nous n’en retrouvons qu’un seul a Bazouges, toujours Pollet, et même un ex-noble à Vignoc dans la personne du sieur Aubert de Trégomain.

    Le juge nomme le notaire Thouault de Hédé pour être son greffier : sont-ils beaucoup sollicités ou font-ils l’objet de la gêne ? Car en effet, en mars 1791, Eon réclame au district leurs appointements dus pour les 4 premiers mois de travail, conformément aux 600 £ annuels accordés aux juges et 200 £ aux greffiers 46. Cependant, il n’aura pas le temps de beaucoup exercer, suite à son décès un an plus tard, donnant lieu à une seconde élection. Le lundi 20 février 1792, une centaine de citoyens actifs arrivent à l’église de Hédé, soit environ 13 %, mais ils n’ont que le temps d’élire Louis François Aubrée pour présider l’assemblée. Les aléas climatiques hivernaux expliquent indéniablement la faible participation car " l’abondance des neiges dont la terre est actuellement couverte, la force dont elle tombe encore, le froit et dureté de la saison et principalement de ce jour " : l’assemblée décide donc de reporter l’élection au dimanche 26, mais cette fois, dans " l’ancienne maison des retraites afin de ne poin gesner le service divin 47". Il semble que cette décision porte ses fruits, car cette fois-ci, à 9 heures du matin, 224 votants sont présents soit un taux honorable de 29 %, et tous ont " témoignés le désir de procéder sur le champ aux nominations ", et Aubrée remporte une large unanimité avec 146 voix, soit 65 % : ancien procureur fiscal de Guipel, il a sûrement plus d’expérience rurale que son prédécesseur.

    Ses pouvoirs sont définis par les décrets des 16 et 24 août 1790, se résumant à " une justice civile pour les causes de faible valeur, une justice gracieuse pour dresser des actes concernant la famille ou l’individu, un bureau de conciliation entre particuliers 48". Cette institution cantonale, la seule avant le Directoire, semble convenir aux aspirations populaires puisque la législation révolutionnaire accroît progressivement ses attributions (police correctionnelle, état-civil…) qui transparaissent dans un bilan dressé par Aubrée : " conciliant et arrangeant toutes les affaires depuis près de trois ans, je n’ai eu besoin que deux fois d’assesseurs hors mon domicile. Je rend peu de jugements, ils sont de suitte exécuté, pas un n’a été appellés, deux seules affaires que je n’ai pu concilier ont été portées au tribunal de district, l’un faute de paiement d’une obligation pure et simple, et l’autre pour décharge d’un enfant. Les affaires de police de sûreté sont envoiées aux tribunaux supérieurs et je n’ai rien qui ne soit terminé à la police correctionnelle 49". Son activité est intéressante à plusieurs titres, car très efficace (il est très rare que les conciliations fonctionnent dans l’Allier, cela se termine par un procès) puisque aucune n’a nécessité d’appel après ses jugements : doit-on croire qu’ils sont reconnus unanimement équitables ou bien, est-ce l’autorité de Aubrée qui n’incite personne à contester, de peur de représailles ? On peut se poser la question, d’autant plus qu’il a rarement besoin de ses assesseurs, signe qu’il se rend très peu dans les communes rurales de son canton ? Enfin, il ne semble pas avoir à traiter de grosses affaires nécessitant sa police correctionnelle, étrange mais peut-être à cause de la politisation de sa fonction.


    La naissance de la citoyenneté marque les premières années des municipalités et des élections : elles semblent bien se dérouler, suite à un accueil positif, et toujours selon des procédés en partie coutumiers dans le cadre communal. Les élus du canton ne sont pas tous de riches bourgeois, mais plus aisés que le reste des citoyens actifs. Y voir la naissance d’une classe politique fermée fonctionnant en circuit fermé 50, nous semble éloignée de la réalité du canton. Mais nous aurions tort d’imaginer une unanimité civique et révolutionnaire parfaite.