Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

E- La rédaction des cahiers de doléances : les cas de Guipel et Vignoc

    Cette étude est limitée par la conservation des deux seuls cahiers du canton, sans que nous puissions avoir celui de Hédé mais au vu des pages précédentes et d’une délibération de mars 1789, son contenu ne fait aucun doute s’il s’inspire des prises de positions d’octobre à décembre 1788.

    Par la convocation royale du 24 janvier pour les doléances et les Etats généraux, le premier corps électoral sera composé de tout homme de plus de 25 ans inscrit sur les rôles d’imposition et domicilié dans la paroisses. Ces trois conditions sont extrêmement restrictives de par l’exclusion de fait des femmes, qui représentent pourtant la moitié de la société, des vagabonds et des insolvables : nous sommes loin d’un suffrage universel, mais il s’agit du premier vote " démocratique " d’autant que tous les historiens s’accordent à dire que les doléances sont " un bon témoignage de l’état de l’opinion à la fin de l’Ancien Régime 1".
    Suite à leur rédaction, les paroisses éliront leurs délégués qui porteront leurs cahiers au chef-lieu de la sénéchaussée, mais en raison de sa taille réduite, celle de Hédé a été fusionnée pour l’occasion à celles de Saint-Aubin-du-Cormier et Fougères, où seront élus leurs députés aux Etats généraux de Versailles, si bien que tous les " partisans et adversaires de la monarchie absolue, élites éclairées et élites conservatrices ont vite compris l’impérieuse nécessité de convaincre 2" ceux qui seront appelés à exprimer leurs opinions dans les campagnes.

    Face à la propagande bourgeoise citadine, la noblesse fait circuler brochures et lettres pour expliquer les motifs de sa résistance, non pas au roi, mais aux ministres qui porteraient atteintes aux privilèges et coutumes de Bretagne, tandis que le parlement rend un arrêt qui interdit aux généraux de paroisse de s’assembler 3 : aveu du succès des idées patriotes, on comprendrait alors pourquoi Saint-Gondran, après son adhésion aux délibérations de Saint-Malo en décembre 1788, ne se réunira plus jusqu’en décembre 1789. Doit-on y voir la censure zèlée de Pollet ? Il irait alors à contre-courant de la solidarité prônée par le tiers état, car aucune autre paroisse que Guipel n’a pu s’exprimer, ou répondre aux adresses rennaises.


    1. Les délibérations de Guipel

    Mme de Langle ne semble pas réagir en mobilisant ses vassaux, ou contre-balancer l’influence urbaine, mais d’ailleurs le peut-elle lorsque par exemple son juge se nomme Jean Belletier ? Contrairement à Pollet, Aubrée ne viendra plus à Guipel (sa dernière présence était en janvier 1789) et laissera désormais libre toute délibération de la paroisse, comme celle du 8 février 1789, en présence d’une assemblée élargie composée du " général, propriétaires et notables 4" et du curé Boursin, signe de sa solidarité avec ses paroissiens et de son adhésion aux revendications des patriotes qui réclament l’entrée aux états de ce bas clergé au sein du second ordre, et malgré les pressions exercées par la hiérarchie épiscopale. Nous pouvons y comptabiliser 20 signatures mais celle du recteur Reuzé n’y figure pas, " conséquence logique du détachement des choses profanes qui lui a été inspiré depuis le séminaire 5" : simple absence sans opposition ou refus de cautionner le contenu politique de la délibération ? Il est vrai qu’il n’assiste plus aux séances depuis octobre 1787, mais l’enjeu est de taille car cela pourrait signifier qu’il ait refusé de lire à l’issue de la messe les arrêtés de Rennes transmis à la paroisse. Le recteur est ce personnage-clef " qu’il s’agit de s’attacher ou de neutraliser si l’on veut politiquement contrôler les paroisses rurales 6", à moins que ce ne soit Boursin qui ait assuré le prône aujourd’hui, tout simplement…

    En effet, cette délibération est une adhésion à l’arrêté " pris par les députés du Tiers ordre en l’Hôtel de Ville de Rennes le 5 janvier et le seul qu’on ait reçu dans cette paroisse 7". Il s’agit en fait d’une lettre résumant un cahier de revendications du tiers, rédigée fin décembre 1788, et qui avait provoqué le conflit avec les 2 autres ordres aux états : on y parle de réforme constitutionnelle ( vote par tête,…) et d’égalité devant l’impôt, mais pas des droits seigneuriaux qui intéressent pourtant en premier lieu les paysans 8. L’assemblée de Guipel signale adhérer spécialement aux articles 1, 2 et 9 (?), donc signe d’un discernement intéressé selon les arguments, suite à un débat où les enjeux sont connus. Les soucis locaux ne sont pas oubliés car l’on souhaite ajouter que les presbytères sont " une source féconde de dissension et procès entre les paroissiens et les recteurs " , il conviendrait donc qu’ils " soient réputés choses ecclésiastiques " et que les réparations soient prélevées sur les dîmes et " portion congrue des recteurs et curés 9". Comme nous l’avions déjà souligné, c’est un sujet récurrent mais essentiel pour les paysans qui le placent au même niveau que des revendications politiques qui vont bien au-delà de la simple échelle locale, à tel point que lors de la réunion du 22 février, suite " aux lettres servant de mémoire qu’il vous a plu [la communauté de Rennes] de nous envoyer ", les problèmes ecclésiastiques occupent encore les deux premier articles sur les 6 qui composent cette nouvelle délibération. Exprimée par une assemblée encore plus élargie avec 36 signatures (qui sont-ils ?), ils y reconnaissent que la dîme est " légitimement due ", tout en souhaitant que les " lins, chanvres et autres filasses " en soient exemptés car ces " semences sont d’une culture bien pénible et de grand coûtage ". Reuzé perçoit les dîmes en entier, or l’assemblée reproche à tous les décimateurs de se faire payer en grains, " ce qui les occasionne à prendre plus que leur dû ", et souhaite donc régler cet abus par un paiement uniquement en argent. Enfin, l’article 2 vise le casuel qui aurait notablement augmenté, et un exemple concret est utilisé pour expliciter le propos : " anciennement l’on payait pour un trantain célébré pour un défunt 30 £, aujourd’hui il faut payer 37 £ 10s " et l’on conclut que " l’ancienne usance de payement était honnêtes à ces messieurs, qui étaient déjà assez riches ". Cette dernière critique illustre bien le fossé économique et culturel, forgé entre la communauté des paroissiens et leur recteur, et qui ont désormais bien du mal à voir en lui un chef spirituel dans lequel on ne se reconnaît plus. Il est considéré avec distance, qui n’assumerait pas ses responsabilités selon ses moyens, mais surtout, le fait de ne pas écrire " nos recteurs " mais " ces messieurs " marque clairement une rupture. Cependant, Reuzé n ‘est jamais individuellement désigné, les critiques sont adressées principalement par des généralisations qui manifesteraient une volonté de le ménager, mais le message est clair.

    Selon Ph. Grateau, cette délibération exprime " une faible maturité politique des auteurs 10" car elle est rédigée au présent de l’indicatif, sur un ton peu engagé puisqu’il se limite à un constat, une longue litanie des misères et difficultés quotidiennes, où les symptômes du mal sont décrits sans proposition de remèdes. Les articles 3 à 6 en sont une parfaite illustration car elles abordent les droits seigneuriaux. Le constat se mêle parfois d’un désir exprimé au conditionnel, preuve d’une timidité voire d’une peur de représailles que peut toujours exercer le seigneur. Il y a sûrement eu un débat et des hésitations pour placer ces plaintes dans la délibération du 22 février, et non par une négligence pour ce qui était de la délibération du 8 où " nous avions omis d’y ajouter les articles ci-devant ". On reste cependant prudent, l’article 3 signale les colombiers dont les pigeons " ravagent considérablement les semences […] il serait à souhaiter que ces colombiers seraient démolis ". Le reste de ce plaidoyer reste somme toute très classique car on signale que le seigneur enclot les biens communaux, l’obligation de porter les grains au moulin banal, le poids des corvées. On évoque aussi les bois et landes seigneuriaux : déclos, le paradoxe se manifeste en été, quand " la mouche [ ? ] tient le bétail, sans que des enfants qui les gardent puissent les opposer d’y aller ". Serait-ce une revendication implicite du droit de vaine-pâture, que la communauté chercherait tant bien que mal à exercer ? En effet, la seule véritable critique est adressée aux " forestiers ", agents du seigneur qui sont " autant de loups affamés " en faisant payer des amendes " considérables à des pauvres gens, ce qui les réduit bien souvent à abandonner le bétail pour la dette ". L’objectif reste ainsi d’apitoyer sur leur sort, afin d’espérer une quelconque amélioration : l’article 5 décrit le dénuement de leur habitat, toujours une " faillis petite cabane " où brûle un feu qui protège difficilement des " rigueurs de l’hiver ", c’est pourquoi ils réclament l’allègement du prix du fumage et des rentes seigneuriales. En effet, la pauvreté dans un village se définit toujours par l’incapacité d’un sol à nourrir son exploitant : il doit " vivre du sien ", mentalité propre aux petits producteurs indépendants qui voient le secours ou la charité permanente comme un assistanat honteux 11.

    Pourtant, l’article 6 révèle une plus grande fermeté car " nous demandons aussi le rétablissement d’une chapelle ", celle de Saint-Vincent qui est en ruine alors que les seigneurs " perçoivent encore les 2 traits de dîme, c’est pourquoi nous demandons qu’il vous [ la communauté de Rennes] plaise de remontrer qu’elle soit rétablie ou que les dîmes ne soient plus perçues ". Enfin, le paragraphe suivant passe immédiatement au conditionnel, par crainte d’aller trop loin, mais sensible dans la phrase " nous désirerions que ce serait le général de paroisse qui mettrait les trésoriers, prévôts du Saint-Rosaire, les collecteurs de capitation et vingtième ", puisque " le seigneur s’est donné la liberté " de les imposer au général. Passage fondamental, car il implique une volonté nette de soustraire l’administration locale à la tutelle seigneuriale, donc une remise en cause de sa domination, certes prudente, par l’éclatement au grand jour d’un conflit entre seigneur et communauté 12. L’originalité de ce texte consiste sûrement dans le fait que sont considérés comme réformateurs, non pas les états, mais seulement les députés du tiers qualifiés de " nos chers Messieurs " en qui " nous avons une grande confiance que vous suppléerez à nos défauts 13".

    S’ils ont l’audace pour décrire le principal sentiment d’injustice qui les accable 14", ils n’utilisent jamais le vocabulaire philosophique des Lumières ( Raison, Egalité, Justice,…), mais préfèrent des longues périphrases qui dénoncent les injustices et les inégalités : elles sont toutes remises en cause " une à une, en douceur, sans la brutalité d’une revendication de principes 15". Il s’agit donc typiquement d’une délibération d’inspiration, d’instigation paysanne qui se contente de rappeler son accord avec les arrêtés rennais. Pour autant, nous ne partageons pas l’idée de Ph. Grateau qui y voit la pénétration implicite des Lumières (une reprise de F. Furet, dont la thèse consiste à considérer la Révolution française comme simplement celle des Lumières et des élites), le bon sens des paysans n’ayant pas besoin de ces idéaux pour comprendre que l’exploitation féodale est injuste, et contester l’ordre social d’Ancien Régime. Les délibérations, les doléances et la perspective des Etats généraux qu’ils espèrent être l’échos de leur voix, sont les moyens qui permettent enfin aux paysans de s’exprimer, certes avec prudence à Guipel, mais contre ce système dont la Révolution française sera le " couronnement des luttes séculaires de la paysannerie 16". Ils n’ont donc pas attendu les Lumières pour en prendre conscience, sans bien sûr aller jusqu’à dire que Guipel souhaite substituer radicalement ce système par un autre plus supportable ! Ils considèrent la bourgeoisie rennaise comme relais de leurs espoirs, et cette élite au niveau local sera bien souvent celle qui les couchera par écrit lors des doléances.

    2. Les assemblées politiques

    D’après le règlement royal , tous les chefs de feux de plus de 25 ans ont droit d’y assister, ce qui nous permet une estimation de la participation : en 1790, Vignoc compte 292 capités, contre 362 à Guipel. R. Dupuy estime que cette statistique est peu fiable sans la liste des votants 17, mais les assemblées seraient plutôt réduites, voire limitées au général de paroisse. Nous confirmons cette hypothèse avec Vignoc 18, car ses 23 comparants plus le président, nous obtenons un taux très faible de 8 %. Tous, sauf un, savent signer, avec une capitation moyenne de 10 £ : il s’agit donc bien de la sanior pars 19, puisque les habitants auraient eu " le sentiment qu’il y avait là essentiellement un travail de rédaction et les dépenses d’un long séjour qu’il fallait lasser aux plus riches et aux plus compétents 20" quand il s’agira de partir comme délégués au chef-lieu de sénéchaussée. Les habitants peuvent donc bouder la consultation par coutume, abandonnant toute chose publique aux habitués, mais ne négligeons pas non plus le fait qu’ils aient aussi pu refuser de cautionner un cahier qui ne reflètent pas leurs aspirations.

    Par contre, la situation est diamétralement opposée à Guipel 21, car avec 76 comparants " tous laboureurs ", plus le président, nous obtenons un taux de participation de 21 %, pour une capitation moyenne de 7 £, ce qui serait l’un des plus forts taux en comparaison de ceux que proposent R. Dupuy pour la sénéchaussée de Rennes. Cette situation laisse naturellement la place pour le droit d’expression des plus modestes tels que Jean Bazin (avec ses 10 sous d’imposition, ne serait-il pas plutôt journalier ?) ou Jean Jahuel avec 1 £ 15s, mais bien évidemment, nous retrouvons toute l’élite sociale de la paroisse. On trouve même un chirurgien, le sieur Julien Christophe Royer mais dans les 2 assemblées, " la pyramide sociale des électeurs s’est quelque peu inversée par rapport à celle de la société " car les petites gens sont sous-représentées 22, même l’ordre des identités des comparants est signalé par leur fortune et rang social, selon une logique décroissante progressive. C’est justement ici que se place un doute car les doléances de Guipel se terminent par la mention " sous les seings des dits habitants et du plus grands nombre qui ne savent signer ", or ils sont 35 à signer en plus du greffier et du président, ce qui signifie clairement que la majorité ne sait pas et donc qu’ils sont bien plus de 80 à participer à cet exceptionnel rendez-vous de l’opinion paysanne ! En effet, " la société de 1789 s’imagine encore comme un corps où la tête compte pour l’ensemble […]. Avec une vingtaine de noms le greffier dispose de suffisamment de garanties d’authenticités[…] il est tout à fait inutile d’allonger démesurément la liste des témoins 23".

    Quant à la présidence d’assemblée, il s’agit sans surprise des bourgeois ruraux, car à Vignoc il s’agit de Jean Piot, procureur fiscal et fermier général des terres de Montbourcher, tandis qu’à Guipel, nous y trouvons Louis François Aubrée également procureur fiscal et résidant à Hédé 24, assisté par Jean François Allix comme greffier. La question fondamentale reste de savoir qui ou quelle catégorie sociale pèsera le plus sur les cahiers.

    3. Des revendications contrastées

    Avec la pré-politisation des campagnes bretonnes, les imprimés circulent de plus en plus afin de capter l’opinion paysanne mais il s’agit " Des Charges d’un bon citoyen de campagne " dont l’auteur est anonyme, qui a principalement influencé les campagnes selon un gradient inversement proportionnel à l’éloignement de Rennes. Ph. Grateau estime que 163 sur 370 des cahiers se sont inspirés de ce modèle composé de 22 articles sur la fiscalité royale, les droits seigneuriaux, la représentation du tiers, etc… Nous étudierons donc les revendications principales en 3 groupes : d’abord celles reprises des " Charges " puis celles communes aux 2 cahiers, et enfin leur spécificité car à travers ces 3 niveaux de lecture, nous pouvons dégager l’influence des robins citadins de la part spontanée des paysans 25.

    Le cahier de Guipel se compose de 13 articles, contre 26 à Vignoc, mais signalons dès à présent que Guipel se contente de rappeler et compléter la plupart de ses délibérations déjà prises, lors de la rédaction de son cahier le premier avril. Celui de Vignoc est rédigé le 5 avril mais il présente de très grandes similitudes avec celui de la Mézière, élaboré 7 jours auparavant par le même président, Jean Piot : c’est une preuve incontestable qu’il dirige les débats. L’autre élément à signaler est l’absence de préambule dans les 2 cas, mis à part peut-être à Vignoc, mais cela reste très administratif. Ainsi, pas de formule d’allégeance au roi ou à dieu, ni de vocabulaire qui s’y rapporte dans tous nos cahiers, signe évident qu’ils ne sont pas la source du " bonheur " selon Ph. Grateau ! En effet, voici le début du premier article de Guipel : " Les habitants de la paroisse de Guipel désirent et forment leurs vœux qu’à l’avenir… ". Outre la forme d’humilité, ils se présentent par la sémantique comme membres d’une communauté, et non comme des sujets ou des citoyens, dont la signification serait bien différente.

    Les deux assemblées s’inspirent différemment des " Charges " car à Guipel, 6 articles en sont issus contre seulement 5 à Vignoc. Toutes les deux reprennent l’article 15 sur la répartition équitable des impôts sur les trois ordres, bien que Vignoc réclame en plus dans son article 16 une répartition au sein du royaume " relativement aux prérogatives de chaque province à la dépense convenable à l’Etat ". L’article suivant va plus loin en demandant " l’administration de tous les impôts " par les états, ce qui n’a pour objectif que l’autonomie fiscale de la province vis-à-vis de la monarchie, et même implicitement, que les états de Bretagne fixent le montant des impôts qu‘elle acquittera ! Les articles 13 et 17 des " Charges " sur l’abolition du franc-fief sont également repris par les 2 assemblées, mais seule Guipel y reprend le remplacement de la corvée et de la milice par un impôt. Une autre reprise commune est l’article 10 sur le nombre de représentants du tiers égal aux deux autres ordres réunis et le vote par tête dans toute assemblée, à la seule différence près que Vignoc ne réclame dans ses articles 21 et 25 qu’ " un plus grand nombre de personnes élus dans sa classe " et " que l’on conserve à l’ordre de la noblesse le droit d’assister individuellement aux Etats provinciaux, même qu’il soit continué de voter par ordre ", idée totalement contraire aux revendications martelées par le tiers.

    Le ton des cahiers reste similaire, basé sur des doléances impératives utilisant soit le futur soit le subjonctif (qu’il soit, qu’il fasse,…) qui nient tout principe de discussion, de négociation avec le roi car désormais, les Etats généraux ne sont plus considérés comme " un conseil consultatif élargi mais l’incarnation de la volonté de la nation 26" du moins pour Guipel, car selon le cahier de Vignoc, c’est bien de la volonté de la noblesse dont il s’agit 27. Les reprises communes s’arrêtent ici pour ce qui est des " Charges ", ou presque car Guipel ne doit pas estimer nécessaire de faire mention des revenus ou de la représentation politique du bas clergé ( jugés sans doute suffisante), contrairement à Vignoc qui fait référence à l’article 21 des " Charges " sur l’augmentation de la portion congrue des recteurs, estimant qu’ " ils sont les seuls à avoir la faculté d’aider leurs pauvres les plus nécessiteux, où tout au moins qu’ils puissent exiger les 25 setiers de blé accordés par l’édit de Louis XV ". Si nous pouvons douter que cette culture historique émane réellement des paysans, il est à noter que deux autres articles demandent que " les recteurs de campagne soient admis aux Etats de la province en nombre égal à celui des députés du haut clergé, attendu qu’ils connaissent mieux la misère du peuple ". Il est évident que les deux paroisses n’entretiennent pas les mêmes relations avec le bas clergé puisque leur présence ou absence du cahier, révèle ou non une priorité aux yeux des comparants. Si nous nuançons donc l’avis d’A. Croix sur le cahier de Guipel qui n’aurait pas de sentiments discernables, nous le suivons pour ce qui est de l’attachement de Vignoc au bas clergé 28.

    La quasi totalité des articles restants pour Vignoc sont une succession d’affirmations des droits de la province contre l’administration fiscale de la monarchie, résumée dans son article 26 " que tous les privilèges , droits, franchises et libertés de la Bretagne soient conservés " au nom " du contrat d’union à la France ; qu’ainsi il ne soit jamais dérogé que du consentement des trois ordres légalement assemblées aux Etats de cette province " , preuve d’un conservatisme extrême et même dramatique, car l’article est en dernière position. La noblesse y conserverait l’essentiel car ses privilèges personnels ne sont que partiellement remis en cause, et son esprit provincialiste témoigne " d’une crainte d'un interventionnisme excessif de l’autorité étatique 29". 

    A l’inverse, Guipel ne fait qu’une référence à " l’esprit de notre coutume 30" pour réclamer la suppression des dîmes vertes, et celle des lods et ventes, droits perçus par le seigneur lors d’un contrat ou d’une mutation mais " absoluement nuisible aux propriétaires et à l’agriculture 31". Mais si ces paysans bretons restent donc attachés à quelques immunités coutumières incarnées " par les états de la province, aucun ne souhaite conserver intacte l’institution 32". Ainsi, ni Guipel ni Vignoc ne réclame explicitement une meilleure représentation paysanne, mais seulement plus de députés du tiers ou du bas clergé qui défendraient les intérêts ruraux : pour ce qui est de Vignoc, c’est un moyen de contester aux députés des villes de représenter les campagnes, donc implicitement, Piot admet que le bas clergé sera forcément aristocratique 33. Pourtant, seule Guipel se prononce clairement pour l’abolition pure et simple des privilèges personnels et des abus aux états, illustrés par l’article 11 sur " les collèges accordés aux gentilshommes, pensions, aumônes, tables des Etats, baptêmes et enterrements des Etats, etc… ". Il s’agit sans aucun doute de la circulaire inspirée du pamphlet de Volney,  La Sentinelle du Peuple, qui avait indiqué que " 40000 écus ont été attribués par les états de Bretagne, comme dragées, à l’occasion du baptême d’un rejeton de la noblesse né durant la tenue des dits états 34".

    Or, à Hédé, on s’en était déjà indigné le 22 mars à sa lecture, ce qui explique peut-être la présence de l’article à Guipel, par l’intermédiaire de Aubrée. En effet, cette circulaire indiquait qu ‘en Bretagne " aucun dons, pensions, et gratiffications ne peuvent être accordés sur les fonds de la province sans le consentement unanime des trois ordres 35", mais un arrêt du conseil du roi semblait avoir autorisé le trésorier des états, malgré le refus du tiers. Hédé réagit violemment car les impôts sont payés par des " sacrifices, faits des sueurs de ce même peuple et si souvent arrosés de ses larmes, sont — on le voit avec douleur-- détournés de leur destination pour faire végéter dans la paresse et l’inertie des êtres parasites qui pensent qu’on dégénère par le travail et qui regardent comme vils ces hommes précieux qui cultivent les arts ou fécondent la terre. On en gémit ". Pourtant, Hédé n’a jamais réagi sur l’exploitation seigneuriale, que Guipel ne manque pas de faire.

    La moitié de ses articles 36 s’y rapportent et réclament l’abolition des " colombiers, fuies, retraites à pigeons et garennes ", " impôts sur les cuirs ", " des droits de suite moulins extrêmement préjudiciables " car les vassaux sont obligés de livrer leurs " grains à un meunier infidèle et très souvent insolvable 37". L’article 13 est intéressant dans la mesure où l’on y trouve enfin une réclamation des paysans pauvres, " le droit ancien de communer aux landes, communs et gallois, que la majeure partie des seigneurs ont fait enclore ", au nom de la liberté d’usage propre à la communauté. Cependant, ce n’est pas un cahier agraire maximaliste car même s’il demande l’abolition des " servitudes et corvées  féodales " ( alors que les " Charges " bourgeoises n’en proposent que le rachat), il ne demande que " la réduction des rentes seigneuriales " et l’article 7 demande la conservation du droit de chasse pour le seigneur sur ses fiefs, mais seulement " dans les temps qui ne sont pas prohibés ", sûrement à la veille des moissons. Cet article a un autre intérêt particulier car implicitement, il réclame le droit de chasse pour tous mais il défend " toute personne, de quelque qualité qu’elle soit, de chasser ailleurs que sur ses propres domaines ", illustration du conservatisme idéal du petit propriétaire indépendant car basé sur le mythe du chacun chez soi 38. Les articles 7 et 13 sont donc une cohabitation de principes pourtant opposés : liberté d’enclore contre droit d’usage communautaire. Serait-ce un compromis inspiré par Aubrée ?

    La question féodale à Vignoc, quant à elle, n’est absolument pas évoquée, un comble pour une paroisse rurale ! S’il s’agit effectivement de modération à l’égard des seigneurs à Guipel 39, la position à Vignoc va bien au-delà puisqu’il s’agit presque d’un cahier d’expression nobiliaire ! Sur les 22 articles, 8 concernent directement la gestion fiscale du royaume : les trois premiers exigent de connaître le montant du déficit 40, puis de répartir cette " dette nationale " sur " toutes les provinces du royaume " en fonction de leur " étendue ", " richesses " et " ressources propres ", puis les trois ordres de chaque états " aviseront " pour " liquider librement la portion de cette dette ", mais nous pouvons douter de cette répartition s’il s’agissait des " bons " soins de la noblesse en Bretagne. Les autres articles ne concernent rien de moins que le contrôle des " charges ", " besoins " et " dépenses " de l’Etat royal pour le préserver de " tous les malheurs qui l’affligent aujourd’hui ", grâce à " une commission d’Etats généraux composés d’un certain nombre de députés de chaque province pour s’assembler tous les deux ans dans la capitale ". Selon l’article 9, les Etats généraux seraient donc un organe dominé implicitement par la noblesse du royaume afin de réaffirmer son poids et même sa tutelle sur la monarchie, dont il faut éliminer les " dépenses superflues 41". Pour ce faire, il faudra dorénavant " que la maison du Roi 42 soit réduite à son seul apanage ou tout au plus aux gratifications indispensables ". Le roi doit donc vivre du sien, mais par contre, aucun mot sur les gratifications que s’accorde généreusement la noblesse des états.

    Le cahier va même à l’exact opposé des articles 18 et 19 des " Charges " qui réclament une justice royale plus présente dans les paroisses. En effet, autant Guipel n’y fait aucune allusion 43, autant l’article 23 à Vignoc demande à la " municipalité de Rennes à ne pas prendre à cœur de demander la réunion des juridictions seigneuriales aux sièges royaux […] les frais seraient beaucoup plus considérables ".

    Il est donc évident que ce ne sont pas des revendications paysannes car leur parole est confisquée pour les intérêts de la noblesse et de ses agents seigneuriaux, sans bien sûr y voir un quelconque complot aristocratique ! D’ailleurs, H. Sée et A. Lesort signalent en italique les passages empruntés au cahier de La Mézière, et cela concerne 16 des 22 articles. Cependant, aucun d’entre-eux n‘est une reprise complète, des expressions ont été rajoutées, remaniées ou supprimées, ce qui signifie clairement que qu’il est l’un de ces modèles " presque toujours soigneusement discutés, adaptés, censurés, complétés et n’apportent en définitive que suggestions et propositions de mise en forme 44". Certes, si A. Croix conclut qu’au vu du comportement des paroisses bretonnes en mars 1793, on ne peut pas les prédestiner blanches ou bleues en fonction des doléances, il reste qu’à Vignoc, aucun passage remanié ne porte atteinte à l’idée essentielle de l’article ( d’ailleurs souvent reproduite textuellement).

    La peur paysanne est flagrante à l’égard des seigneurs, nettement visible dans la plupart des 6 articles propres à l’assemblée : les articles 13 et 14 par exemple demandent aux contrôleurs d’ " adoucir " leur mode de perception, et de ne pas " abuser de l’ignorance ou de la simplicité du pauvre paysan 45" pour que selon l’article 24 " tous les abus d’autorité disparaissent pour jamais ". Ces quelques vœux pieux, additionnés à l’abolition du franc-fief ou aux articles 16 et 17 destinés à étendre légèrement la liberté d’initiative du général de paroisse, n’ont sûrement pas dérangé outre-mesure la plume de Piot. L’autonomie politique paysanne se pose donc à nouveau mais ici la comparaison est intéressante. Si le pronom " nous ", " notre " est utilisé selon " un tour de passe-passe sémantique 46" à Guipel pour exprimer la confusion des intérêts de toutes les composantes du tiers à Vignoc le pronom " on " désigne les états donc indirectement, la noblesse : bel exemple de la concurrence pour s’adjuger le rôle de porte-parole des paysans.


    Nous avons donc affaire à deux types de doléances, l’une paysanne et patriotique où le président et son greffier sont restés fidèles à l’esprit des revendications, n’apportant que peu d‘éléments nouveaux dans le souci de les rallier. L’autre, aristocratique, car le président a intégré quelques éléments paysans seulement pour faire plus facilement accepter le cahier par une assemblée réduite. Si les revendications politiques du tiers sont admises à Guipel, elles sont presque inexistantes à Vignoc.

    4. Les élus : une continuité du pouvoir local ?

    Si nous ne connaissons pas les députés de Hédé, en revanche ceux des deux paroisses nous sont connus : Jean François Allix (6 £) et Michel Cherel (24 £) pour Guipel, Pierre Richard (22 £), Pierre Piguel (4 £ 10s) et Dominique Piguel (4 £) pour Vignoc. Ils auront pour tâche de partir à Fougères afin d’élaborer la synthèse de tous les cahiers des trois sénéchaussées, mais ce cahier a été malheureusement perdu.

    Comme nous pouvons le remarquer, deux d’entre-eux font partie des laboureurs les plus aisées, aux cotés d’un notaire seigneurial et de deux paysans de conditions modestes. La moyenne de leur imposition reste élevée avec 12 £, mais elle est inférieure à celle de la sénéchaussée de Rennes, avec 14,6 £. La combinaison de cette délégation révèle donc des cotes d’imposition dont l’une est élevée, l’autre médiocre " comme s’il s’agissait de représenter équitablement deux fractions de l’électorat paroissial 47", fait surtout remarquable à Vignoc car avec deux députés autour de 4 £, le contraste est saisissant à l’égard du reste des comparants. Révélateur de la hiérarchie interne du monde paysan, mise à part la catégorie intermédiaire des 10-20 £, tous savent signer, critère rare dans nos paroisses mais incontournable pour qui souhaite participer activement à la vie politique. D’ailleurs, Cherel participe au général de paroisse depuis quelques années, source d’expérience. La continuité du pouvoir assuré par l’élite de la paysannerie n’est donc pas hégémonique, mais un élément notable attire notre attention. Si aucun agent seigneurial n’est élu à Vignoc, preuve de sa capacité à refuser la tutelle du procureur fiscal, Allix est notaire du Chesnay alors que Guipel est en conflit avec son seigneur. Tributaire de ce pouvoir, il devrait normalement être associé à la féodalité aux yeux des habitants 48. Il est donc évident qu’il a donné suffisamment de preuves de son attachement aux revendications paysannes. Cette tendance générale semble confirmée par quelques bribes d’informations dont nous disposons: à Bazouges, Pollet fut " député en 1789 à l’assemblée des communes tenue à l’hôtel de ville à Rennes ". Inutile de le présenter, nous le connaissons bien, mais à Langouët, il s’agit d’un petit notaire également modeste paysan, François Guillet (2 £ 10s), car " depuis le commencement de la Révolution et des tems des doléances, il fut nommé député  49".

    Nos cinq délégués partent donc à Fougères, et participent le 17 avril à l’élection des 2 députés, en l’occurrence Fournier de la Pommeraye et Lemoine de la Giraudais 50, deux robins envoyés parmi les 578 députés du tiers aux Etats généraux de Versailles, lors de la séance inaugurale du 5 mai 1789.


    Société traditionnelle en relative symbiose, le pays de Hédé est dominé par une bourgeoisie " urbaine " soucieuse de ses privilèges locaux, face à des campagnes dont les aspirations sont surtout tournées vers leur subsistance et leur droit d’expression vis-à-vis des pouvoirs traditionnels. Carrefour des idées et des hommes, Hédé se lance prudemment, puis ouvertement dans la bataille anti-nobiliaire, et va tenter de rallier des campagnes qui la connaissent plus dans son rôle judiciaire ou fiscal que comme leur intermédiaire naturel, rôle assuré par leur recteur ou quelques gros laboureurs. Les relations avec la noblesse sont très diversifiées, mais tout dépend de leur personnalité, leur poids foncier et leur résidence.

    La politisation croissante et les élections au sein des municipalités seront donc les enjeux majeurs pour la redistribution des pouvoirs au sein du canton.