Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

D- Hédé et le privilège de communauté de ville

    Depuis plus d’un siècle, cette municipalité fait l’objet d’attentions particulières, ressort incontournable du prestige social comme source de tension au plus haut niveau.

    2. Les libertés bretonnes et la pré-révolution : du parlement aux états provinciaux

    Il serait erroné de croire que les états de Bretagne forment une continuelle unanimité des trois ordres contre les réformes de la monarchie. Ces états sont largement dominés, physiquement et moralement, par les aristocrates qui s’estiment être les protecteurs-nés des privilèges bretons issus du contrat d’Union de la duchesse Anne, mais en réalité, " ils n’acceptent de payer qu’une maigre part d’un fardeau fiscal fortement allégé grâce à leurs bons soins 37". Le Contrôleur général des Finances Brienne veut imposer une réforme fiscale atteignant même les privilégiés, afin de combler le déficit de la monarchie, tant il est vrai que la vitalité des états et du parlement ont protégé la Bretagne de ses appétits fiscaux. Or, les députés du tiers sont en lutte et réclament depuis plus de 15 ans l’équité fiscale et la modification de la composition de ces états : on comprendrait alors pourquoi Jean Belletier est redouté pour sa virulence !

    On peut dire que Hédé entre dans la pré-révolution aristocratique au printemps 1788 avec la réforme Lamoignon, imposée le 8 mai au parlement de Paris par un lit de justice du roi, et le 10 à celui de Rennes par l’intendant, provoquant ainsi des réactions plus que houleuses. L’objectif avoué est la suppression des droits de remontrance et d’enregistrement, armes politiques dont usait et abusait la noblesse parlementaire pour s’opposer aux exigences fiscales de l’Etat. Mais surtout, la réforme judiciaire transfère de nombreuses compétences du parlement vers 3 grands bailliages, dont les sièges seraient Rennes, Nantes et Quimper. Pendant quelques mois, notre province connaît une unanimité entre les trois ordres autour des franchises bretonnes.

    Ce n’est que le premier juin que les officiers municipaux de Hédé réagissent : " sans les magistrats, les loix se taisent, […] que la dissolution du premier corps de magistrature de cette province l’a plongée dans la consternation[…]. La communauté de Hédé prend la liberté d’unir sa faible voix à celle des différents ordres de cette province pour réclamer auprès du gouvernement les droits, privilèges, et immunités de cette province et le supplier de rendre au vœu de la nation, des magistrats dont l’intégrité reconnue, le zèle et le généreux dévouement pour les vrays intérêts du roy et de la province sont aujourd’hui le sujet de nos justes regrets et l’occasion d’un deuil universel 39". La communauté arrête d’envoyer la présente délibération comme soutien aux procureurs des états et du parlement. " Poursuivie par la vindicte des robins privilégiés déguisés en bons apôtres des libertés bretonnes 40", il n’est pas inutile de rappeler que nos échevins sont pour certains avocats au parlement, tels Jean Belletier ou le subdélégué Ruaulx. De plus, la réforme prévoit la suppression de la sénéchaussée de Hédé, trop petite en taille pour accueillir le siège d’un des présidiaux qui seront créés : elle serait rabaissée au simple rang de prévôté aux prérogatives bien réduites. Nos robins sont menacés car presque tous sont des officiers de justices seigneuriales dépendantes du siège royal de Hédé. Conscients de leur pouvoir, il est paradoxal de les voir utiliser le vocabulaire des Lumières pour combattre l’absolutisme réformateur, d’autant plus qu’il s’agirait d’un impôt plus équitable et d’une justice plus décentralisée ! Ces édits " dérogeaient à la hiérarchie judiciaire traditionnelle reconnue par l’édit d’Union 41", mais ce concert d’indignation ne peut se comprendre aussi que par un fort particularisme breton, au bon souvenir de la victoire du parlement dans l’affaire de Bretagne, 20 ans auparavant 42. N’oublions pas que ni la Basse-Bretagne ni les campagnes ne se sentent concernées par cette querelle de la basoche, rennaise pour l’essentiel.

    Cependant, le parlement rêve d’un pouvoir autonome et d’un roi contrôlé, et en agissant comme un " gouvernement local " indispensable pour l’application des mesures royales dans la province 43, il fait douter de leur légitimité par sa résistance au roi, qui les fait exiler le 3 juin. Ce n’est que le 3 août que Hédé souhaite le " rappel du parlement, et au recouvrement de la liberté de nos patriotes, déclare adhérer à la délibération prise par la communauté de Rennes 44". Illustration flagrante du réseau de correspondance entre les villes bretonnes, il est animé par le " parti " patriote rennais, composé des membres du tiers et surtout des jeunes étudiants en droit. Les municipalités, surtout de Haute-Bretagne, unissent leur voix à leur parlement, alors que le mouvement fait tâche d’huile dans le royaume et que tous les parlements réclament désormais la réunion des Etats généraux.

    Le roi cède le 8 août, et accorde leur convocation pour le premier mai 1789, Brienne est remplacé par Necker qui abroge le 23 septembre 1788 la réforme Lamoignon, et rappelle les parlements de leur exil. Hédé entre en liesse car les " temples de la justice se rouvrent pour le bonheur public que, sans doute, dans ces instants de joie universelle la communauté va saisir avec empressement le moment de faire éclater sa vive satisfaction […], son allégresse " et la communauté exprime " son amour envers le souverain dont les bienfaits nous sont d’autant plus chers qu’ils mettent fin à de grands maux ". Le pouvoir royal n’est donc salué que parce qu’il rétablit un privilège nié par le " despotisme ministériel ", mais Hédé remercie aussi " les généreux patriotes dont le zèle courageux et supérieur au coup du sort nous rend nos franchises, ramène le règne des Loix et replace ce dépôt sacré dans les mains de nos vrais magistrats. " La communauté arrête donc d’organiser un feu de joie en présence de la milice bourgeoise et " fera couler de la liqueur pour le peuple ", mais attention, il ne s’agit que de cidre 45! Nous restons tout de même sceptiques face à ce loyalisme monarchique qui se mêle à l’adhésion patriotique, pourtant contradictoires. Les atteintes aux privilèges municipaux sont pour l’instant oubliés, mais l’intervention décisive des patriotes, ne sera pas oubliée à l’avenir. Car le vrai visage des nobles éclate au grand jour lorsqu’ils refusent toujours une répartition plus équitable des impôts au sein de la province, et de modifier la composition des états de Bretagne. La coalition implose par une tension opposant le tiers à la noblesse, et qui oblige le report de la réunion au 29 décembre.

    Cette question est délicate car la province députe traditionnellement aux Etats généraux par l’intermédiaire de ses propres états, dominés par les aristocrates : le risque serait que les patriotes ne puissent faire entendre leur voix dans aucune d’entre-elles. Paradoxalement, s’ils demandent la modification de ce système, ce serait une atteinte aux privilèges et coutumes de Bretagne : " entre la fin octobre et la fin décembre[…] il y a une partie de bras de fer entre les tendances plus ou moins avancées du Tiers 46", et chaque municipalité de la province va devoir prendre position. Ainsi, le 21 novembre 1788, le maire de Hédé prononce un discours où il signale que les " différentes communautés de cette province vous adressent des circulaires et des arrêtés qu‘elles viennent de prendre. Ces arrêtés contiennent les charges qu’elles donnent à leurs députés aux Etats de Bretagne de cette province. Ces charges ont pour but le soulagement du peuple dans le partage et la répartition des impôts. Elles tendent à procurer à l’ordre du Tiers, dans les assemblées du Royaume et de cette province, une influence proportionnée à des charges et des débours […] que les députés de cet ordre soient dégagés de l’entrave des intérêts particuliers " en mettant un " frein aux sollicitations et à l’intrigue ", car sinon, la liberté sera " toujours assiégée par l’ami qui prie, le protecteur qui presse, le puissant qui exige […]. Mais où trouver des remèdes à ces maux ? Malheureusement, on n’en connaît que peu ![…] Ne pourrait-on pas, par exemple, établir pour règle que toute sollicitation, même indirecte, serait un motif d’exclusion, et faire promettre à tout électeur sur son honneur et sa conscience qu’il se conformera à cette règle et qu’il ne donnera son suffrage qu’à celui qu’il croira dans son âme, le plus capable d’opérer le bien commun et le plus digne de la confiance générale.[…] Celui qui n’a devant les yeux que l’intérêt général ne demande rien 47". Suite à cette déclaration, il démissionne du poste de maire, mais n’oublions pas les instructions de l’intendant : dans quelle mesure Hérisson Delourme les a-t-il suivies ? Attitude ambiguë ou spontanée, mais le fait qu’il se fasse rembourser son office, et que sa profession de foi ci-dessus ressemble étrangement au futur serment civique lors des élections révolutionnaires, illustre son engagement qui va peser sur le choix de la communauté. Il va s’agir en effet d’une totale adhésion aux " charges envoyées par la municipalité de Rennes et Nantes à leurs députés ". Autrement dit, c’est l’option du modérantisme : doublement des députés du tiers mais toujours vote par ordre au sein des états de Bretagne 48, alors que Hédé réclame le vote par tête aux Etats généraux 49, preuve d’un double langage pour ne pas bousculer les traditions provinciales ! Il est à noter ici, que le roi y apparaît encore comme l’incarnation paternelle du progressisme face aux deux ordres privilégiés. Les députés du tiers devront être librement élus par les communautés, et seulement par elles (ils ne songent évidemment pas à partager leur privilège municipal !), et si possible parmi la basoche : vœux implicites, mais qui les autoproclament porte-parole et défenseur des intérêts du peuple, par opposition aux nobles qui se sont toujours désignés comme leurs protecteurs naturels. Ayant pourtant conscience de former un quatrième " estat ", les bourgeois ne s’amalgament pas sémantiquement au peuple, par l’utilisation de la troisième personne du singulier et jamais du terme " nous 50". Une liste est donc dressée pour définir selon eux, les inadmissibles aux états parmi les députés du tiers : " les recteurs 51 sont pour témoins aussy dépendants de leurs évêques, que les maires titulaires et subdélégués sont subordonnés aux commissaires départies, les procureurs fiscaux aux seigneurs dont ils tiennent leurs mandats […]. Les moines quels qu’ils soyent sont morts civilement [et] sont d’ailleurs suffisamment représentés ou par l’ordre de l’église ou par celui du tiers ", et bien sûr (!), les seuls aptes à la députation du tiers sont les juges royaux ou seigneuriaux " parce que leurs offices étant inamovibles, ils sont véritablement indépendants 52".  Ici, donc, ils n’adhèrent pas au principe d’exclusion des officiers seigneuriaux (ils le seraient tous sinon !) pour la représentation des communautés à l’assemblée provinciale, qui pourtant, avait été prise par la municipalité de Rennes la veille, au risque de leur collusion avec les aristocrates 53. Hédé adapte donc ses revendications à la situation locale, afin de se dégager la possibilité de toujours choisir librement son député en son sein. On notera cependant qu’ils ne font à cette occasion aucune référence aux privilèges fiscaux des deux premiers ordres : cela devait peut-être aller de soit, après les avoir abordés en septembre 54 : le ton est modéré, aucune diatribe contre la noblesse et le clergé, considérés simplement comme des ingrats orgueilleux. Ils ne parlent du peuple que pour souligner l’ " injustice " et le " joug ", et revendiquer ainsi une meilleure représentation aux états, et une participation fiscale plus grande de la part des privilégiés, mais jamais il n’est fait mention d’égalité. C’est clairement un compromis avec les traditions bretonnes car ils ne bouleversent pas l’organisation des états : " il s’agit de modérer l’évolution, d’empêcher les choses d’aller trop loin 55", donc nos robins sont enclins au compromis avec la noblesse, mais face à leur intransigeance, les clivages s’accentuent. Les bourgeois urbains sollicitent l’adhésion des généraux de paroisse aux revendications du tiers, qui mettent fin au compromis : " il s’agit de munir les 53 délégués du tiers de mandats impératifs réclamant une réforme de l’antique constitution des états ", le vote par tête, un accroissement massif de la représentation du tiers, et la présence des recteurs au sein de l’ordre ecclésiastique 56. Ainsi, le général de Saint-Gondran va prendre position, mais sans la présence de son procureur fiscal Pollet, ni celle de Mottay (sont-ils au courant de la réunion ?), ce qui peut signifier la méfiance des délibérants à leur égard : " l’assemblée cest fait donné lecture de la délibération et arresté de la maison de la ville de Saint-Malo luy adressés. Il a vu avec la plus grande satisfaction son zèle pour le Bien du peuple, a déclaré avec joye et reconnaissance 57". Guipel ne s’est pas assemblée pour délibérer, mais R. Dupuy estime que la plupart des généraux de paroisse se prononcent en faveur de la bourgeoisie urbaine 58.

    Le 25 décembre 1788 59, Hédé recommande à son député Hérisson Delourme la nécessité d’inscrire dans les charges et revendications du tiers à l’ouverture des états, la présence de députés des villes et des campagnes : considère-t-elle que les généraux de paroisse puissent élire également leurs députés ? Dans quelle proportion ? Ce serait alors un profond revirement, mais il faut plus y voir une déclaration de principe pour donner l’image d’un tiers uni, que d’une réelle préoccupation à l’égard des aspirations des paroisses rurales. En effet, en septembre 60, la communauté faisait référence aux corvées, mais jamais il n’a été question des droits seigneuriaux ou du tirage de la milice par exemple. L’objectif affiché est donc bien d’obtenir le soutien des campagnes, mais sans compromettre l’hégémonie bourgeoise, condition sine qua non qui démontrerait qu’elle parle au nom de tous les roturiers, afin d’exiger le doublement de la représentation du tiers. Evidemment, cela annihilerait toute volonté d’autonomie politique des campagnes, mais si révélatrice de cette élite patriotique qui " combinent préjugé bourgeois et conjoncture politique locale. Le petit peuple ne peut avoir de projet spontané et autonome : il est donc, une fois de plus, manipulé 61". Cette volonté de ralliement peut se teinter ainsi d’inspirations égalitaires ( rousseauisme véridique ou cynisme conjoncturel ?), même dans la vie quotidienne des couches populaires hédéennes : on mentionne " l’abus qui reigne dans la vente des eaux de vie par le fermier des devoirs. La classe la plus pauvre est celle qui la paye la plus cher […], il serait juste que la classe la moins aisée l’eut au plus bas prix, et le gentilhomme opulent, et le riche bourgeois la payent au plus haut ", mais c’est " une denrée de première nécessité ", il convient donc que tous "l’ayent au même prix, et qu’il soit modéré 62" .
    Cependant, comme toutes les autres municipalités, Hédé se radicalise enfin sur les mots d’ordre face à l’intransigeance réactionnaire de la noblesse : " s’il faut réformer les Etats généraux du royaume, que dire alors des états de Bretagne ? 63" La communauté de Hédé a choisi son camp, celui de ne plus tolérer la tutelle hégémonique des nobles. Dès l’ouverture des états, la situation se bloque et Hédé s’estime " surprise de la résistance qu’oppose les deux ordres de l’église et de la noblesse à entendre les griefs du tiers état, pense que ce dernier ordre semble n’estre aux Etats que pour prêter consentement à l’oppression ". Ils refusent toujours de toucher à leurs privilèges et à la composition des états, si bien que le tiers décide de bloquer les délibérations : Hédé soutient cette position et " de ne s’en écarter […] sous quelque prétexte que ce soit ", et " déclare révoquer tout pouvoir accordé à son député " si ce dernier ne se plie pas à la volonté de la communauté, ce qui signifie clairement que Hérisson Delourme a voulu perdurer sur la voie modérée. 64

    Le 5 janvier 1789, on apprend à Rennes l’accord du roi pour que les députés du tiers soient d’un nombre égal à celui des deux autres ordres pour les Etats généraux, mais ce n’est que le 20 qu’il accorde le doublement aux états provinciaux (qu’il a d’ailleurs suspendus provisoirement) 65. C’est une solution intermédiaire qui ne change pas la donne, puisque le vote par ordre est maintenu, mais Hédé s’exécute avec joie et députe Jean Belletier en leur ordonnant de " deffendre avec decense et honnêteté mais avec constance et fermeté, tous et chacun des articles de ces arrêtés, leur recommandant en outre de s’unir dans tous les cas au vœu de la majorité de leur ordre et leur interdit de rien signer qui y soit contraire 66". En plus, suite à une lettre du nouvel intendant Rochefort, elle est autorisée à députer un troisième élu : Deslandes de la Ricardais remporte les suffrages.

    Le tiers obtempère à la suspension des états, mais la noblesse refuse de se disperser suite à cette nouvelle ingérence royale. Furieuse, car la " situation politique du royaume évoluait en sa faveur : elle venait de faire reculer le roi sur la réforme des parlements et avait imposé la convocation des Etats généraux qu’elle pensait dominer pour récupérer un pouvoir perdu depuis un siècle et demi  67". La tension monte dans les rues de Rennes entre la jeunesse bourgeoise et la noblesse, et l’affrontement inévitable se produit les 26 et 27 janvier 1789 : la journée des Bricoles oppose les patriotes et une manifestation populaire racolée par la noblesse, événement d’ailleurs que Hédé qualifiera de " jours d’horreurs 68" .


    C’est au milieu de cette effervescence que vont se dérouler la rédaction des doléances et le premier vote français : les élections aux Etats généraux.