Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)


I — UNE SUBDELEGATION A LA VEILLE DE LA REVOLUTION ( 1785 — 1789)

D- Hédé et le privilège de communauté de ville

    Depuis plus d’un siècle, cette municipalité fait l’objet d’attentions particulières, ressort incontournable du prestige social comme source de tension au plus haut niveau.

    1. L’élite municipale ou les enjeux du pouvoir : de la milice bourgeoise à la députation

    On considère comme ville toute localité qui a eu des remparts au Moyen-Age, ou qui a formé le chef-lieu d’une seigneurie considérable " 1.  Située au sommet d’une colline, domination symbolique visible à des lieues à la ronde, et même si les remparts de Hédé sont vêtustes voire ruinées, " c’est à l’intérieur des murs que ces privilèges prenaient toute leur force "2.

    Le premier d’entre tous est de s’administrer elle-même par un corps de ville, mais réduit par une simple cooptation parmi les notables et sous la tutelle de l’intendant. La plupart des 42 communautés de ville en Bretagne ont un règlement reçu le plus souvent du parlement ou du Conseil du roi. Celui de Hédé date du 20 août 1773 3, et fait suite à des absentéismes trop fréquents : on comprend alors pourquoi les taux de présence sont très élevés 4, puisque une amende est désormais prévue. Seul Guynot de Brémard père dispose d’un régime de faveur, du fait de son grand âge, car il n’est même plus capable d’exercer sa profession de chirurgien.

    La communauté est composée de 18 membres, dont 2 membres de droit (sénéchal, subdélégué). Le principal reste évidemment le maire électif puisqu’il la préside : élu pour 2 ans, la procédure n’est pourtant pas libre car le conseil de Hédé ne peut élire qu’un des 3 postulants inscrits sur une liste, auparavant agréée par l’intendant, ce qui est donc de fait une ingérence royale sur les affaires municipales et une violation des Coutumes de Bretagne 5. Depuis 1782, Jean Belletier de l’Etang occupe ce poste mais il semble que son mandat n’a pas été renouvelé en 1784, car dès 1785, il est toujours signalé procureur du roi, c’est-à-dire qu’il représente les intérêts du roi, prononce les réquisitoires et ses conclusions avant que le conseil ne délibère : un poste-clef, qui lui confère une grande influence.

    On rentre ici dans des enjeux (très) complexes, car au cours du XVIIIème siècle, la monarchie cherche à renflouer ses finances en créant des offices vénaux, dont celui de maire électif qui donne accès à la communauté sans y avoir été élu, et qui la dirige théoriquement :  ces " offices fournissent un moyen redoutable de contourner la résistance des municipalités. En effet, leur achat est libre, des particuliers en profitent. […] La seule défense des villes consistait à acheter tout ou partie des offices proposés, en général les principaux dont ceux de maire. Toutes n’ont pas voulu ou pu le faire 6", comme c’est le cas à Hédé qui avait acquis pour 800 £ l’office de maire électif, afin d’en disposer et d’éviter de perdre le contrôle de la cité. Elle n’eut cependant pas les moyens 7 d’acquérir celui de maire titulaire qui théoriquement remplace l’électif en son absence, et surtout, qui est le député de Hédé aux états provinciaux (nous y reviendrons). Ainsi, cet office avait été acquis par le sénéchal Morel Desvallons en 1763, pour 1200 £, puis racheté par le Hérisson Delourme en 1783. Or, c’est bien ce dernier qui est nommé et considéré comme maire dans les délibérations, et non Jean Belletier : on peut imaginer que le corps de ville n’a souhaité conserver à sa tête que celui destiné à la députation, mais peut-être aussi parce qu’il convient à l’intendant 8 : il n’aurait alors pas autorisé la communauté à s’endetter pour acquérir l’office de titulaire. On notera que lors de l’absence du maire Hérisson Delourme, c’est Jean Belletier qui le remplace à la présidence des réunions.

    Le miseur Carron de la Morinnais s’occupe de la gestion financière du budget. C’est un officier également, mais il ne dispose pas du prestige du maire : considéré comme un " intrus ", les autres membres lui contestent " le droit d’assister à leurs délibérations, de se mêler au cortège municipal dans les cérémonies officielles 9".  On comprend alors pourquoi il ne s’est présenté qu’une fois au conseil, pour rendre son compte de la " miserie " : il meurt le 23 janvier 1792, dans la plus grande indifférence.

    La communauté avait également acquis l’office de greffier, dont elle élit le titulaire pour 2 ans, afin qu’il enregistre les délibérations et conserve les archives.

    Les deux échevins n’ont qu’un titre honorifique, et sont remplacés tous les ans parmi les 10 conseillers. Ces derniers sont cooptés à vie, leur remplacement ne se fait qu’après un décès ou un changement de domicile : le 26 août 1786, Boursin " cy devant curé et échevin ", part résider à Guipel. Après convocation de l’assemblée et en présence de 12 délibérants minimum, le maire propose 3 postulants : Jacques Deslandes de la Ricardais recueille les suffrages 10. Cela ne doit pourtant pas faire illusion, car cette municipalité n’est ni démocratique, ni représentative : elle n’est que le reflet d’une oligarchie bourgeoise 11 dominée sans partage par quatorze robins, auxquels s’ajoutent quatre notables issus des professions libérales et du commerce. Le cas de Jacques Belletier est particulier car nous ne connaissons pas sa profession avant la Révolution (rentier, laboureur ?), mais il n’y a aucune trace des journaliers, ouvriers textiles et simples artisans 12, car comme on peut le constater, les membres paient 15 £ de capitation, une moyenne bien supérieure au reste de la population.

    De 1785 à 1789, ils se réunissent à 54 reprises, soit 10 fois par an en moyenne. Il n’existe aucune périodicité régulière mais on note au moins une réunion par trimestre. En fonction des besoins donc, la densité est parfois de rigueur : trois assemblées en juillet 1786, contre une seule le mois suivant. Il semble pourtant qu’en proportion, une période creuse se distingue de janvier à mars, sauf en 1789, à cause des événements rennais.

    Son activité est celle de nos modernes municipalités, à quelques exceptions près, mais G. Codrus l’a déjà traitée, nous n’y reviendrons pas. Cependant, comme toute communauté privilégiée, elle est fortement attachée à ses " libertés " (les mots sont synonymes) et ses symboles : le 17 avril 1787, elle demande l’autorisation d’installer sur la fontaine " deux écussons en pierre aux armes de la ville 13", mais le 26 août, l’intendant donne son accord uniquement si l’un des écussons porte ses propres armes ! Peine perdue, elle fait une nouvelle demande un an après pour installer ses armes sur les portes de l’hôtel de ville et celles du maire. Un autre exemple tout aussi significatif est la question de la prison, symbole de l’autorité judiciaire du siège royal. Suite à sa destruction, la communauté doit demander depuis le 10 août 1782 l’autorisation pour payer 45 £, montant de la location annuelle d’une maison où elle a installé son " corps de garde 14", et tous les ans, pour renouveler le bail. En effet, la monarchie centralisatrice a mis sous tutelle les finances des villes pour résorber leurs dérives budgétaires, et en arrière-pensée, pour qu’elles participent davantage aux dépenses de l’Etat et " ne laissant aux municipalités que les tâches d’exécution ou de proposition, la municipalité constituant de fait — sous un statut particulier — le dernier échelon de l’administration royale 15".

    Supportant mal ce carcan, elles aspirent toutes à une autonomie que leur rogne l’autoritarisme de l’Etat. Il convient donc de limiter ce processus en s’attirant les bonnes grâces de l’intendant Bertrand de Molleville, et lui dédiant la place du champ de foire aplanie " selon son gré ". C’est lors de son entrée solennelle à Hédé, le 11 juillet 1786, que le maire Hérisson Delourme lui en fait la proposition : " cette ville vient de recevoir en particulier une marque de votre attention toujours éclairée […] que par son zèle pur et désinterressé pour le soulagement de l’humanité souffrant, [la communauté] a arresté que la place dressée nouvellement au lieu où étoient les enciens décombres du château de Hédé sera désormais nommée la place de Bertrand […]. La communauté a arresté en second lieu que le dimanche 23 aux 4 heures de l’après-midy il sera dressé un feu de joye sur cette nouvelle place, et que la communauté s’y rendra en corps , et que la milice bourgeoise sera assemblée et mise sous les armes 16".

    Ce dernier passage est une parfaite illustration de ce qui reste de la milice. Créée au Moyen-Age pour défendre le château, ses dernières expéditions militaires remontent au début du XVIIIème siècle lors des menaces anglaises sur la côte malouine 17. Lors de la création des offices vénaux par Louis XIV, la communauté de Hédé s’en était portée acquéreuse afin de nommer les titulaires et contrôler ainsi la milice : seul le grade de colonel est inutile, vu le petit nombre d’habitant et de miliciens, il est donc réservé à titre honorifique au maire, gardien du drapeau. Lorsqu’un poste est vacant, la communauté se réunit et élit l’un des postulants inscrits sur une liste, approuvée par le gouverneur de Bretagne, le duc d’Aiguillon 18. Voici donc l’état-major en 1786 :

    Prénom et Nom
    Grade
    Profession
    Capitation
    Jean François Hérisson Delourme
    Colonel
    Juge, maire
    60 £
    René Armand Guynot Deschapelles
    Capitaine
    Notaire, échevin
    4 £
    François Thouault de Haut-Villée
    Lieutenant
    Notaire, échevin
    14 £
    Dominique Guillois
    Sergent
    Boucher
    1 £ 15s
    Pierre Guelet
    Sergent
    Cordonnier
    ?
    Pierre Dubois
    Sergent
    Cabaretier
    7 £
    Guillaume Guelet
    Sergent
    ?
    ?
    François Hardy
    Sergent
    Serrurier
    4 £
    Joseph Coupé
    Sergent
    Menuisier
    14s
    Pierre Courtin
    Caporal
    Boulanger
    8 £
    René Nobilet
    Caporal
    Boulanger
    6 £
    Jacques Beillet
    Caporal
    Marchand
    6 £
    ?
    Caporal
    ?
    ?
    Jean Perron
    Porte-drapeau
    Marchand
    4 £

    Comme on peut le constater, les grades d’officiers supérieurs sont monopolisés par l’oligarchie municipale, qui est d’ailleurs la seule à avoir les moyens de se payer un uniforme, selon A. Anne-Duportal, donnant le prestige à l’officier et à sa famille bourgeoise.

    Ces milices sont-elles alors " l’un des produits typiques d’une société fondée sur le privilège, prisonnières d’un passé dont elles ne peuvent se libérer qu’en se niant elles-mêmes 19" ? Certes, les échevins ont le commandement, mais il convient de nuancer le tableau car tous les sous-officiers nommés sont issus du commerce et de l’artisanat, selon une ouverture sociale large, comme le prouve Joseph Coupé, petit menuisier qui ne paie que 14 sous. Mais il est remarquable qu’aucun robin ni échevin ne soit sous-officier : question d’amour-propre sûrement car " ces formations en étalent les divisions et les exclusions[...], les oligarchies en place, au lieu de les utiliser pour masquer en partie ce qui les sépare du petit peuple, en refusant une promiscuité jugée trop dégradante[...] se coupent davantage encore des classes populaires 20".  A Hédé, au lieu d’exclusion, nous parlerions plutôt d’association entre la bourgeoisie numériquement faible, et les couches populaires mais toujours selon le sacro-saint respect des hiérarchies sociales, constitutif de cette société d’Ancien Régime.

    Pour le reste, la compagnie de 40 fusiliers se compose surtout de commerçants et d’artisans. Le service est obligatoire et le recrutement se fait parmi tous les hommes de 18 à 60 ans : d’abord les volontaires, puis les anciens soldats, célibataires, veufs et en derniers recours, les hommes mariés 21. Elle est chargée du guet (simple police) mais il n’y a plus que la maréchaussée qui assure l’ordre. Aucun uniforme ou arme ne sont fournis à la milice, on se contente du fusil de chasse, ou à défaut, on emprunte celui du voisin. La communauté leur demande la discipline militaire et de savoir le maniement des armes, mais seulement 4 entraînements par an sont prévus.

    Ainsi, le 17 avril 1785, des réjouissances sont ordonnées à l’occasion de la naissance du Dauphin : un
    Te Deum est chanté dans l’église de Hédé, et la communauté prie " MM. Les officiers de la milice bourgeoise d’assembler leur compagnie ce mesme jour et elle a engagé Monsieur Delourme maire de se donner les soins nécessaires et de faire les avances pour le feu de joye, les flambeaux que pour la poudre à fournir aux soldats de la milice bourgeoise 22", ce qui laisse penser qu’elle a seulement le goût des armes " pour la parade et pour faire parler la poudre 23". La milice doit également être présente pour accompagner solennellement le corps de ville au-devant des hauts personnages, mais derrière ce tableau idyllique que la communauté voudrait donner de " sa " milice, se cache le désintérêt total de certains miliciens pour ce qui semble être une simple fonction d’apparat, destinée uniquement à flatter l’ego des échevins. D’ailleurs, le règlement de 1781 implique une totale soumission de la milice pour mettre en valeur le corps de ville durant une revue.

    Le problème n’est pas nouveau car le maire de Hédé a toujours éprouvé des difficultés pour assembler les fusiliers 24, mais le signe le plus révélateur date du 11 juillet 1786, lors de l’entrée de l’intendant à Hédé. Guynot Deschapelles, capitaine de la milice, explique que " depuis quelques temps il a remarqué de l’insubordination dans la milice bourgeoise, comme cette troupe ne connoist pas la discipline militaire ", car 2 fusiliers, Jean Arribard et Louis Lemaître (tous 2 marchand et cabaretier), ont refusé la convocation : " nous nous mocquons et des officiers municipaux et de ceux qui nous commande : nous ne viendrons pas 25", ce qu’ils firent malgré les menaces de sanction. Le 23 juillet, lors de la revue, ils sont toujours absents et le capitaine ordonne au caporal René Nobilet de prendre avec lui 4 miliciens pour mettre les mutins aux arrêts : Nobilet et tous les fusiliers refusent et lui répondent qu’ils iraient plutôt tous ensemble en prison. La communauté fait alors une demande désespérée, mais ferme, au comte de Goyon, commandant militaire de Bretagne, pour rétablir l’ordre par des sanctions exemplaires : ce sera lettre morte, mais cet appel à un agent du souverain n’est pas une adhésion à l’autorité royale, mais un moyen de défendre un privilège, selon C. Nières.

    On le voit, les échevins tentent de maintenir la milice comme une prérogative illusoire du pouvoir municipal, mais l’adhésion populaire ne peut se faire sans sa participation à ce pouvoir : siéger au conseil. Leur revendication implicite s’exprime par un refus solidaire de servir, qui est interprété comme une mutinerie par des échevins qui ne peuvent la réprimer : cette incompréhension ne peut que perdurer tant que les privilèges régiront cette société.

    Cependant, la députation reste l’enjeu municipal le plus important. En effet, tous les deux ans, se réunissent les états de Bretagne, cette " démocratie féodale " où presque tous les nobles bretons ont droit de siéger, au coté d’une cinquantaine d’ecclésiastiques et de la quarantaine de députés du soi-disant tiers, car ils ne représentent que les bourgeois des communautés de ville. De plus, les membres de ces deux derniers ordres sont presque tous anoblis : " tous ces petits gentilshommes s’imaginent défendre les libertés bretonnes en frondant les décisions royales 26", si bien que les états ne sont qu’un " lobby nobiliaire acharné à rogner pied à pied les prérogatives de l’intendant [et] limiter les exigences fiscales de la monarchie 27", après le vote par ordre. Entendons-nous, il s’agit bien d’y défendre les privilèges d’une minorité et spécifiques à la Bretagne : la masse paysanne bretonne, non-représentée, n’a rien à gagner dans ces débats, bien au contraire.

    Par contre, les enjeux pour Hédé sont énormes car pour se faire entendre, tout va dépendre de son député. La communauté avait toujours élu librement celui qui lui convenait , que ce soit son maire électif ou titulaire, son subdélégué Ruaulx de la Tribonnière ou son sénéchal Morel Desvallons. Le dernier en date était Jean Belletier, maire électif et député en 1782. Or, il semble qu’en 1784, lors de l’arrivée du nouvel intendant de Bretagne, de Molleville a réaffirmé l’exécution de l’arrêt du Conseil du Roi du 11 juin 1763, qui oblige toutes les communautés à élire le maire titulaire, donc Hérisson Delourme à Hédé : la municipalité s’indigne de cette nouvelle ingérence royale !

    La prochaine réunion des états à Rennes, le 23 octobre 1786 28, va nous éclairer. L’intendant estime que les députés du tiers seront compétents seulement s’ils assurent une continuité du personnel, mais il s’agit bien en réalité d’agréer des députés favorables au roi, car une " bataille " oppose l’intendant et les états pour le contrôle des communautés de ville. De son côté, celle de Hédé, comme toutes les autres, va s’allier en quelque sorte avec les états dans la résistance vis-à-vis de l’Etat royal : les municipalités sont donc à la fois un atout et un obstacle pour la pénétration politique de la monarchie 29. Elle va donc refuser de donner au maire titulaire le droit de vote et une majorité de voix. Dans le fond, cela ne change rien mais le 17 août 1786, il est signalé dans la délibération de Hédé qu’elle députe Hérisson Delourme en y étant forcée, donnant volontairement un argument aux états pour l’invalider. Or, Jean Belletier semble être le chef de file de cette opposition radicale alors qu’il est lui même procureur du roi ! Il n’emporte pourtant pas l’unanimité au sein du conseil puisque un " parti " adverse, plus modéré, ne s’oppose pas à donner sa procuration au maire titulaire, au risque sinon de ne pas avoir de député 30. De toute façon, le 4 octobre 1786, l’intendant leur signifie à tous que par décision royale, cette élection est annulée puisque " le maire avoit le droit de donner suffrage […], qu’elle est injurieuse pour le maire et dictée par un esprit de parti ", et d’autre part, il reproche le laxisme volontaire, voire même la volte-face, de son subdélégué : " vous n’auriez pas du être du nombre de ceux qui ont supposé le partage d’opinions. N’oubliés jamais que mes subdélégués doivent toujours donner l’exemple de leur soumission aux arrêts de règlement ". Une nouvelle élection a donc lieu, le 20 octobre, où 15 délibérants donnent cette fois la majorité au député, mais le lendemain, le subdélégué Ruaulx répond à son intendant qui l’a " inculpé. Je me blanchirais aisément mais il m’en couteroit trop de le faire aux dépens d’un autre. Ainsi, je préfère de garder le silence 31".  Courroie de transmission nommée par l’intendant, le subdélégué exerce gratuitement cette profession et n’en est donc pas moins indépendant car ce n’est pas un officier : Ruaulx est aussi avocat au parlement et juge seigneurial. Agent de l’autorité de l’Etat royal certes, il est en contact permanent avec les notables locaux dont il partage les intérêts : sa résistance contre l’intendant s’exprime donc par son mutisme 32.

    Pour une illustration plus explicite, les mêmes protestations sont formulées par une partie des échevins le 28 septembre 1788 contre la députation de Hérisson Delourme aux prochains états de décembre, à une différence près. Sur les 14 votants, les opposants exultent enfin car ils ont une majorité indiscutable par 8 voix contre 6, avec le subdélégué Ruaulx, Belletier de l’Etang, Duclos, Guynot Deschapelles, Binel, Deslandes de la Noë, Belletier du Breil Marin et Deslandes de la Ricardais. Ils protestent donc " d’avance contre tous les arrestés particuliers que pouroit prendre les 6 membres, dont l’avis n’a pas prévalu, comme contraire aux règlement qui décident que dans tous corps politique l’arresté pris à la pluralité des voix fait la règle 33". Les cinq partisans du maire (Robiou, Guynot Brémard père et fils, Thouault, Eon) signent la délibération avec la mention " ayant voté pour une procuration simple ", tandis que Hérisson Delourme ajoute signer " avec protestation et sans approbation des motifs ". Il reçoit pourtant la députation forcée, mais sans la légitimité municipale. Nouvel embarras à Versailles, qui ne souhaite pas que ce conflit latent s’enlise. L’intendant reçoit donc une lettre datée du 28 octobre 1788, lui ordonnant d’écrire au maire pour qu’il déclare à la communauté de Hédé " qu’il sera toujours flatté de représenter la communauté aux états [mais uniquement] par un choix entièrement libre, et qu’il préfère se désister plutôt que de faire usage d’une procuration qui paroitroit être l’ouvrage de la gêne […]. Cette déclaration de la part du sieur de Lourme pourroit avoir l’effet de disposer les membres de l’assemblée en sa faveur  34". Effectivement, le plan fonctionne puisque le 21 novembre 1788, il fait la même déclaration mot pour mot, mais à quelques notables exceptions près : il se dit " représentant de mes concitoyens ", qui se désiste car " le vœu général de la nation se portant vers un choix libre ", mais il demande en échange " à conserver le fond de ma propriété 35". La communauté décide donc, par 7 voix contre 5, de lui racheter son office de maire et déclare " n’avoir aucun reproche à [lui] faire ". Cette acquisition n’a pourtant pas été autorisée par l’intendant, car désormais, Hérisson Delourme ne fait plus partie du conseil mais l’illusion de sa démission lui a procuré la faveur des délibérants qui lui donnent à la nouvelle élection du 16 décembre 1788, la députation. Jean Belletier est satisfait de son côté, car il préside désormais la communauté en tant qu’ " ancien maire " et serait bien placé pour les prochains états de Bretagne,… dans deux ans !


    Divisés durablement, il est flagrant de voir que les officiers municipaux ne sont pas une garantie d’exécution rigoureuse des décisions royales. Aux mains de cette bourgeoisie, l’appareil d’Etat ne peut pas progresser sans heurter l’autonomie municipale. Alliée de la noblesse des états dont elle utilise la susceptibilité, elle est partisane des réformes si elles renforcent ses pouvoir et privilèges, farouche opposante sinon 36. Ses intérêts divergents de ceux de la noblesse auront raison de leur alliance.