Pouvoirs et politisation : Hédé et son canton
( 1785 — An II)

CONCLUSION

    D’une ruralité bretonne typique de l’Ancien Régime aux communes révolutionnaires, le canton de Hédé est riche d’une décennie de contestation et de ruptures.

    Depuis 1785, la diversité de l’organisation du pouvoir au village révèle une prise de conscience sur des intérêts divergents. Les généraux de paroisse sont en cela un moteur dans la formation politique d’une certaine élite paysanne, face aux pouvoirs traditionnels que sont la noblesse et le clergé. La gestion de la vie religieuse par la communauté des paroissiens peut en cela entraîner des conflits ouverts à propos des biens de la fabrique. Si l’image du recteur n’en sort peut-être pas toujours indemne, son autorité n’est jamais contestée. La question des subsistances reste au cœur de leurs préoccupations quotidiennes, mais ce sont bien les conséquences de la pénurie qui marquent plus les esprits. Elle sera sans doute l’un des fondements de leur comportement à l’égard de Hédé pour son approvisionnement.

    La transition du statut privilégié de communauté de ville à une simple bourgade rurale, chef-lieu de canton, ne se fera pas sans difficulté au sein de l’oligarchie municipale. Mais aux yeux de tous, Hédé restera toujours perçue comme un centre " urbain " dominant les campagnes. Son " pays " recoupe en effet la juxtaposition de plusieurs circonscriptions à la fois religieuse, administrative et judiciaire. Le canton est donc en cela une continuité partielle de cet espace d’Ancien Régime relativement incohérent. Aucune des 7 paroisses ne devait avoir encore conscience d’appartenir à une vaste communauté intervillageoise. Le seul élément de cohérence se situe plus dans l’encadrement opéré par Jean Belletier ou Barthélémy Pollet dans la plupart de ces paroisses, autour d’un siège de sénéchaussée et de subdélégation. Communauté d’intérêt, l’oligarchie hédéenne ne se perçoit qu’autour des pouvoirs que peut lui octroyer la monarchie sur ses campagnes. Comment comprendre sinon son acharnement à valoriser ses privilèges municipaux contre l’intendant, sa juridiction face à Combourg ou le procès sur le lieu de résidence du recteur ? Or, la paysannerie de Bazouges ou celle de Vignoc ne doit percevoir en Hédé que le siège de perception fiscales et féodales, au même titre que les droits seigneuriaux prélevés par les nobles, présents localement ou non, ou par une hiérarchie épiscopale distante. Comment concevoir alors la fusion des 7 paroisses au sein d’une commuanuté d’intérêt sur une vaste échelle, tant locale que régionale ? La contestation de l’exploitation seigneuriale et une meilleure représentation sont le socle des revendications paysannes. Elles se conjugueront assez facilement avec celles de la bourgeoisie hédéenne.

    Le rôle de Hédé dans la politisation de ses campagnes et de la propagation des idéaux égalitaires révolutionnaires ne peut se comprendre sans avoir à l’esprit la rupture de 1788/1789. Les dysfonctionnements du système des pouvoirs locaux repose en partie sur une collaboration mise à mal entre le détenteur de fonctions intermédiaires, le subdélégué Ruaulx (solidaire du corps municipal), et son intendant. Les années 1780 voient Hédé se limiter à des rapports cordiaux avec l’agent de l’autorité royale, afin de se rapprocher des états de Bretagne. Fruit de l’exacerbation de tensions autour des enjeux classiques de l’autonomie du pouvoir local (contrôlé par une élite) à l’égard du pouvoir royal, la symbiose avec la noblesse parlementaire éclate lorsque la concurrence met en jeu la capacité d’expression de revendication spécifiques à chaque groupe socio-économiques. L’opinion paysanne " pré-cantonale " doit être prise en compte et quoi de mieux que d’envoyer ses propres juristes pour encadrer les doléances ! Il reste qu’autour de l’opposition parlementaire, puis celle des Etats généraux, se cristallise une convergence momentanée de l’opinion pour la remise en cause de l’Etat absolutiste et des privilèges. Le réveil du particularisme régional plaide ainsi pour la défense radicale des libertés bretonnes , que ce soit au sein de la plèbe intellectuelle hédéenne que d’une partie de la paysannerie.

    La mutation du pouvoir local, essentiellement centrée à Hédé avant la loi de décembre 1789 et doublée de la politisation patriote, va aboutir à un profond bouleversement, une sorte de nivellement de la hiérarchie des pouvoirs au sein du canton. Beaucoup comprennent que la municipalité de Hédé est ramenée au même niveau que les autres communes rurales, qu’elle peut et doit traiter d’égal à égal des affaires locales, à ceci près qu’elle est un chef-lieu dont la prérogative essentielle reste encore d’ordre électoral. Face à la promotion des élites villageoises, l’oligarchie hédéenne n’en est que plus déchue, à l’image du sénéchal royal Morel Desvallons devenu le simple citoyen Morel. Quel paradoxe de voir une ville perdre son rayonnement prestigieux à l’échelle locale et s’engager si intensément pour le nouvel ordre des choses ! Une élite sensible aux idéaux, au vocabulaire des Lumières, soutenue par des couches populaires politisées (tant " urbaines " que rurales au sein du canton) et désormais associées au pouvoir local, sont autant de facteurs à prendre en compte. Mais de sa surenchère patriotique, ne pouvons-nous déceler des éléments troublants ? La milice devenue une garde nationale précoce, les efforts pour profiter de la nouvelle circonscription paroissiale, la consécration électorale et démocratique de son élite, un juge de paix hédéen, etc… peuvent également se comprendre par des tentatives cherchant à compenser un prestige qui n’est plus. Une partie des communes rurales ont eu peut-être ainsi le sentiment que Hédé cherchait à détourner progressivement la politique révolutionnaire pour son seul profit, à renouer avec ses travers pré-constitutionnels.

    Une continuité d’Ancien Régime donc ? Certes non ! La rupture est flagrante car la politisation révolutionnaire ne passe pas au-dessus du canton. Il existe clairement depuis 1790 une recomposition progressive du pouvoir local par le biais des élections et des épurations. Si les municipalités rurales restent globalement une transpostion traditionnelle des élites paysannes issus des généraux de paroisse, Hédé évolue plutôt au profit de notables de condition plus modestes (procureur, notaires, marchands, artisans,…) : les Robiou, Delamare, Ruaulx et autre Hérisson sont rapidement remplacés par les Deslandes, Belletier, Lemarchand, Thouault, Guynot… Ce renouvellement sera vérifié sous le Consulat dès le retour de la fonction de maire, occupée par Gersin. Il ne s’agit évidemment pas d’une Révolution des élites car les diverses formes de participation populaire se manifeste notamment lors des élections, l’affaire des Ursulines, ou la plantation de l’arbre de la Liberté. L’engagement spécifique des ruraux recèle également d’agréables surprises, comme le rejet radical du seigneur de Couesbouc par les citoyens de Langouët et de Saint-Gondran, ou bien la participation active d’une partie de Guipel au côté de Hédé dans la Révolution. La mentalité républicaine reste peut-être culturellement limitée dans l’ensemble du canton : même si le calendrier révolutionnaire est précocement adopté par toutes les communes (les correspondances et les registres de BMS l’intègrent globalement dès les mois de frimaire/nivôse an II), les prénoms révolutionnaires sont inexistants au moins jusqu’en 1800 (à peine distingue-t-on une laïcisation à Hédé) tandis que la fête directoriale se déroulera uniquement à Hédé selon un formalisme sans chaleur populaire.

    Le symbole de l’engagement révolutionnaire reste évidemment la garde nationale à l’échelle du canton. Fer de lance de la politisation des patriotes hédéens, il apparaît clairement comme un contre-pouvoir de la Révolution en action, en partie autonome face au district. La prudence restant de rigueur, il apparaît que cette institution se trouve largement investit par les citoyens du canton, y compris ceux exclus de la logique électorale. Envisageable selon 2 axes, elle est d’abord source de solidarités nouvelles : la garde nationale donne au canton une existence non seulement électorale mais également politique selon les liens tissés entre Hédé et Guipel, face à ceux entre Bazouges et Saint-Symphorien. De facto, elle se trouve également être une source de conflit et d’enjeux de pouvoir qui va bien au-delà de la simple politisation patriotique, car la question du contrôle sur cette garde de citoyens-militaires reste au centre de la confrontation fratricide qui a faillit se dérouler en 1792.

    Recherchant une sorte d’auto-protection, la plupart des ruraux auront un comportement collectif davantage inspiré du mauvais gré conformiste que de la participation active à la chouannerie : seuls quelques individus isolés passeront devant les commissions militaires pour des propos royalistes ou pour avoir servi de guide à une troupe de chouans.

    La politisation amène donc à une bipolarisation du pouvoir local au sein du canton, les communautés s’identifiant à certains de ses membres " d’excellence " : Allix (notaire à Guipel), Deslandes (le principal meneur républicain à Hédé) et Belletier (commandant de la garde national) s’illustrent clairement face à Pollet, maire de Bazouges, qui assemble autour de lui tout ce que le canton compte de porte-parole des déçus et autres opposants à la Révolution. En effet, la seconde grande rupture reste évidemment la Constitution civile du clergé qui ouvre le temps du schisme entre 2 clergés et son impossible cohabitation. Ce n’est peut-être pas seulement l’activisme du réfractaire Costard qui amène une partie de la population à refuser le nouvel ordre révolutionnaire, mais peut-être aussi la suppression de paroisses, vécue comme une atteinte à la cohésion communautaire et un vide moral inédit. Assimilant Hédé et la Révolution, ce chef-lieu a sûrement accumulé les rancoeurs contre lui, d’autant plus que la régénération laïque se fera dans la douleur. Le curé assermenté Brasseur abdiquera ainsi ses fonctions à Vignoc en ventôse an II pour servir utilement la patrie au sein de l’armée en " vrai sans-culottes ", selon ses propres termes. Quant à Olliviéro, il sera arrêté en germinal suivant pour d’obscures raisons, avant d’abjurer le culte constitutionnel en juin 1795. Seul Dautry fera partie des rares constitutionnels du département qui refuseront toujours de remettre leur lettre de prêtrise. En effet, il se maintiendra à Hédé et à Guipel alors que le culte catholique est réclamé partout ailleurs dans le canton en l’an III : l’absence des réfractaires n’a donc pas nui à leur prestige ni à leur pouvoir moral, et la plupart seront réinstallés dès 1803 comme recteur concordataire, à l’image de Bouëssel à Guipel et de Mottay à Saint-Gondran. Sans bien sûr parler de " vandalisme " révolutionnaire, les bâtiments religieux auront une fâcheuse tendance à brûler à Hédé : que penser après l’incendie " accidentel " de son église suite au passage des troupes du général Cefer en 1793 après la défaite de Pontorson, ou de l’incendie d’une partie du prieuré et du couvent des Ursulines qui donnera lieu étrangement dès l’an IV à une " bataille " acharnée entre Aubrée et la municipalité pour récupérer ce bien national désormais sans grande valeur ?

    Il n’en va pas de même pour les nobles car nombreux sont ces propriétaires fonciers qui ont émigré, pour ne jamais par la suite récupérer leur biens devenus nationaux. La veuve Aubert du Loup parviendra pourtant à racheter la majeure partie de la Villouyère et ses dépendances en Vignoc en l’an IV, tandis que le fils aîné de Dubouays de Couebouc, Benjamin René, préférera la réaction armée en devenant dès 1795 le chef chouan de la division de Bécherel. Mme de Langle restera discrète durant toute la période, mise à part peut-être sa demande en l’an III pour restaurer le culte catholique dans sa chapelle du Chesnay-Piguelay, ce que la municipalité de Guipel lui refusera toujours énergiquement. François de Bréal et Aubert de Trégomain seront tous les 2 arrêtés en l’an II après dénonciation et incarcération à Rennes sur ordre du comité de surveillance de Bécherel, en tant que parents d’émigrés et suspectés de cacher armes et numéraires. Rapidement libérés, seul l’ancien seigneur de la Bretèche s’était engagé modérément dans le pouvoir local du canton, puis vendra toutes ses possessions en Saint-Symphorien le 22 fructidor an IX, avant de s’installer définitivement à Rennes.

    Finalement, l’Eglise apparaît comme la principale perdante dans le canton, la majeure partie de l’argenterie et effets des églises ont effectivement été envoyés à Rennes, tandis que ses biens seront acquis pour une part par la paysannerie locale, mais surtout par Aubrée, ce juge de paix discret qui devient de fait le principal bénéficiaire de la Révolution avant de devenir à son tour maire de Hédé en août 1815.

    En s’interrogeant sur la portée de la Révolution, il serait fondamental d’étudier plus spécialement l’ampleur de l’acculturation républicaine dans les mentalités dès l’an II, le rôle plus précis des femmes-citoyennes, voir si la politisation cantonale et les enjeux de pouvoirs se confirment sur le cours du XIXème siècle. Si la régération civique ne nous paraît pas être un échec, l’impulsion donnée par Hédé fut essentielle pour former cet homme nouveau que sera le citoyen du canton, ayant désormais goûté à la possibilité de prendre en main la vie politique locale : par les délibérations, les armes, la pétition, le bâton et l’urne ! Le canton peut-il être un espace culturel pertinent avant le Directoire ? Nous pensons par l’affirmative car l’apport essentiel de la Révolution se trouve probablement là : une opinion publique consciente de son pouvoir d’action, et ce, même dans la plus petite commune de Haute-Bretagne.