Les Faubourgs de la discorde

ou comment les faubourgs de Hédé furent attribués aux protestants de Rennes pour y célébrer leur culte (1563-1564)

Résultats issus des recherches Jérémie FOA pour sa thèse " La Fabrique de l'obéissance. Missions et commissions d'application des édits de pacification sous le règne de Charles IX (1560-1574) ", sous la direction de M. Olivier Christin - Univesité Lumière Lyon 2

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Par l'Edit d'Amboise (19 mars 1563), élaboré au lendemain de la première guerre de religion, la monarchie française avait ordonné qu'en chaque bailliage ou sénéchaussée, soit établie « une ville aux faulxbourgs de laquelle l'exercice » de la religion réformée pourrait se faire[1]. Quelques jours après la promulgation de l'édit, le conseil du roi restreignait pour la Bretagne le nombre de villes aux faubourgs desquelles pourrait s'exercer la religion réformée, jugeant qu'il y avait en ce pays beaucoup trop de sénéchaussées (peut-être 34 ou 35 pour la Bretagne). On nomma alors Nantes, Le Croisic, Hennebont, Morlaix, Dinan, Lannion et Ploërmel. Quant aux faubourgs de Rennes, ainsi que la ville même, ils furent interdits au culte huguenot par décision du 14 juin 1563[2]. Charles IX demanda à son lieutenant et gouverneur de Bretagne, le duc d'Etampes, de désigner un lieu, assez éloigné, en la sénéchaussée de Rennes où les prêches se feraient[3]. Le pasteur Le Noir de Crevain juge pour sa part cette décision injuste car, les protestants ayant selon lui pratiqué ouvertement leur culte jusqu'au 7 mars 1563, ils devaient bénéficier d'une clause spéciale de l'édit leur octroyant le droit de culte au sein de la ville[4].
 

Pour aider le gouverneur de Bretagne, Jean d'Etampes, dans la lourde tâche d'appliquer l'édit de pacification sur le terrain, le roi dépêcha à ses côtés deux commissaires exécuteurs de l'édit de pacification, Estienne Lallemant de Voulzay et Charles de Chantecler. Ensemble, commissaires et gouverneurs choisirent dans un premier temps la ville de Liffré pour qu'y soit célébré le culte protestant de toute la sénéchaussée de Rennes : là, et là seulement, les huguenots de Rennes pourraient se rendre pour célébrer publiquement leur culte et recevoir le baptème. Les communautés locales n'étaient cependant pas sans ressources face à la « toute puissance » d'une décision royale, qu'elle émanât du roi lui-même ou de ses commissaires. Les réformés de Rennes estimaient en effet que la ville Liffré était trop éloignée de leur ville[5] et présentèrent donc une requête aux commissaires afin de transférer le prêche huguenot dans un lieu plus proche de leur ville[6]. Ils demandèrent dans un premier temps des lieux proches de Rennes, mais ces lieux appartenant à des gens d'Eglise ou à des seigneurs haut-justiciers non consentants, les commissaires répondirent que la condition sinéquanone d'une négociation était que le lieu proposé fût d'une part assez éloigné de Rennes, de l'autre qu'il appartînt au Roi ou à un Seigneur haut-justicier consentant. C'est pourquoi, les réformés de Rennes reformulèrent leur requêtes et proposèrent au choix, le « Bourg St Grégoire », ou le « fief et juridiction du désert » [7]. Ils négociaient donc un rapprochement d'une dizaine, voire d'une quinzaine de kilomètres, soit entre une et deux heures de marche !

Les commissaires Voulzay et Lallemant parurent d'accord avec ces requêtes, mais - soit à la demande du gouverneur, soit à celle du roi - leur proposition ne fut pas retenue et le lieu de Liffré fut maintenu. Pourtant, il importait de prendre en considération les demandes locales et de savoir s'écarter de la règle pour négocier quelques concessions. Les protestants de Rennes étaient en effet nombreux et maintenir la paix impliquait la prise en considération du poids relatif des acteurs locaux. En échange de l'éloignement des lieux de prêches, les commissaires et le gouverneur attribuèrent alors aux réformés de la sénéchaussée de Rennes deux lieux, à la place du lieu unique concédé par l'édit d'Amboise : en plus de celui de Liffré, les faubourgs Hédé furent attribués aux huguenots [8]. Les réformés de Rennes, Vitré, Fougères et Dinan pourraient y venir partager leur foi [9]. Ainsi la liberté de jeu des agents de la pacification leur laissait toujours l'alternative de l'exécution stricte ou conciliante de la règle, leur conférait la largesse inappréciable de distribuer droits et passe-droits, selon qu'ils avaient « plus de profit, matériel ou symbolique à se montrer stricts ou accommodants[10] », c'est-à-dire là où la pacification des lieux exigeait une application sévère ou arrangeante de la loi. La règle ainsi produite en considération et par la confrontation d'intérêts multiples devenait de plus de poids que celle émise par le seul conseil du roi. Et comme pour l'Edit de Nantes, le retour à la paix s'opéra ainsi d'avantage par une négociation au coup par coup, de villes en villages, que par une décision irrévocable de la toute puissance étatique.

 
Malgré cet écart à la règle, les réformés de la sénéchaussée de Rennes considéraient toujours à juste titre les lieux de prêches trop éloignés et demandèrent au gouverneur un rapprochement, ce à quoi s'opposèrent les catholiques. En dernier recours, peut être excédé par d'infini requête, le gouverneur Jean d'Etampes renvoya les plaignants dos à dos au conseil du roi qui, le 24 avril 1563 trancha : le culte huguenot serait maintenu à Liffré et Hédé !


Cet exemple montre à quel point rien ne fut réglé définitivement par un édit promulgué dans les couloirs du Louvre, indiquant de façon impérative la conduite à suivre. Au contraire, l'interprétation du droit fut l'objet de nombreuses négociations et multiples requêtes. Entre le roi et les communautés locales, les commissaires jouèrent un rôle de médiateurs autant que d'agents d'exécution. Même si c'est le roi qui, en dernier recours, tranchait, les communautés locales n'étaient ainsi pas dénuées de ressources pour négocier l'interprétation de la loi qui leur serait la plus favorable. Le choix des faubourgs de Hédé fut ainsi le résultat d'un négociation complexe, fruit d'incitations venues d'en haut, de pétitions émanées des communautés locales - depuis les échevins rennais jusqu'aux hommes d'Eglise, sans oublier les petits seigneurs bretons et la communauté huguenote - et de la médiation des agents royaux de la pacification. Qu'on est loin ici de l'image de Charles IX en tyran sanguinaire dictant ses ordres à des provinces apeurées et dociles !

 

Pièces justificatives

Supplique des habitants catholiques de Rennes au Roi [11]
 

«
Au Roy

Vos treshumbles subgectz les bourgeois manans et habitans de vostre ville et faulxbourgs de rennes en bretaigne vous remonstrent treshumblement que par vostre edict de (v°) paciffication et lettres de declarations sur icelluy obtenues par lesdicts supplians le quatorze de juing dernier il vous auroict pleu exepter ladicte ville et faulxbourgs cappitalle de vostredict pais de bretaigne et ou est estably vostre court de parlement daucun exercice de la pretendue relligion refformee En executant lesquelz Monseigneur le duc destampes gouverneur Vostre lieutenant general audict pais et les commissaires par vous depputez pour lexecution dicelluy edict auroient pour eviter aux sedictions qui se feussent peu et pourroient sourdre a la requeste des pretenduez de ladicte relligion estably deux presches en la seneschaucee dudict rennes assavoir lun a liffre et laultre a hede distans deladicte ville chacun de troys lieues ou environ encores que par vostredict edict il ne soit porte establir que ung presche en chacune seneschaucee ou bailliage Ce Neatnmoins lesdicts de la relligion cherchans par grande inquiete les moyens de retourner aux premiers troubles Ont par diverses requestes presentees audict sieur duc destampes requis lesdictes presches cy dessus estre transferes (.) aux forsbourgs de rennes ou aultre lieu de ladict seneschaucee sur lesquelles requestes empeschees et contraires par aultre requestes uy presentee par lesdicts supplians pour les causes cy dessus le sieur gouverneur nauroict voullu pourveoir ains auroict dict et respondu tant ceux de ladicte pretendue relligion refformee que ausdicts supplians se pourveoir par devers vostre maieste A Ceste cause sire de que tou ce que a este faict en vertu de voz edictz a este estably et execute par grande deliberations il vous plaise ordonner par vostredict edict declaration et exemption obenue par lesdicts supplians sur icelluy dudict quatorziesme jour de juing dernier cy attachee serai (sic) invyollablement garde tenu et observe et que ledict establisssment demeurera esdicts lieux de liffre et hede sans aultre innovation ou mutation en actendant une generalle refformation par la grace de dieu de vous et a ceste fin leur octroyer voz lettres (.).
 

Réponse du Roy
 

Charles par la grace de dieu roy de France a nostre trescher et ame cousin le duc destampes gouverneur et nostre lieutenant general en noz pais et duche de bretaigne seneschal de rennes ou son lieutenant salut et dillection Nous pour consideration du contenu en la requeste cy soubz nostre contrescel attachee A nous et nostre conseil prive presantee de la part de noz chers et bien amez les nobles bourgeois manans et habitans de nostre ville et forsbourgs dudict rennes et en ensuyvant lordonnance mise au pied dicelle vous mandons et commectons et enjoignons que vous ayez a faire invyollablement garder et entretenir les edictz par nous faictz sur la pacification des troubles et declaration du quatorziesme jour de juing dernier obtenue par lesdictz habitans ensemble lestablissement des deux presches par vous faict avec les commissaires par nous depputez pour lexection dudict edict de pacifficatoin a ceulx de la religion pretendue refformee en ladicte senechaucee de rennes sans avoir innovation au contraire car tel est nostre plaisir De ce faire vous avons a chacun de vous donne et donnons plain pouvoir puissance auctorite commission et mandement special Mandons et commandons a tous noz justiciers et officiers et subiectz que a vous et chacun de vous en ce faisant obeissent Donne a chaalons le vinfgt troisiesme jour dapvril lan de grace mil cinq cens soixante quatre et de nostre reign le quatriesme ausin signe par le roy en son conseil Morin et scelle de cire jaulne

 

 

Lettre des Commissaires Lallemant et Chantecler au gouverneur
Jean d'Etampes[12]

 
Monseigneur,  après plusieurs plaintes et remonstrances que ceulx de la Religion qu'ils disent réformée, ont faites de l'incommodité du lieu de Liffray, ils nous ont présenté par deux fois diverses requestes, contenans nomination de divers lieux proche de ceste ville, pour en l'ung d'iceulx y establir lieu pour l'exercice de ladicte Religion. Nous leur avons remonstré que oultre la charge qui ous est donnée de n'executer rien pour ce regard sans vostre ordonnance. Et davantage que ce seroit peine perdue de vous en parler, ou escripre, sinon que le lieu qu'ils nommeroient fust assez esloigne de ceste ville et fauxbourgs et qu'il fust ou de la Jurisdiction du Roy, ou que ce fust avec le consentement du Seigneur Haut justicier. Cela leur a semblé bien raisonnable et soubz cette consideration se sont départis de leur premieres requestes esquelles ils demandoient des lieux qui estoient ou en justices d'Eglise ou d'autres Seigneurs, desquels malaisement ils eussent peu avoir le consentement. Ils ont longuement cherche, et finalement n'ont pu trouver que le lieu nommé en la requeste que trouverez enclose en ce pacquet ; car tous les villages ez environs de ceste ville sont à particuliers sieurs hors la Justice et juridiction royale, ledit lieu est ou bourg saint gregoire , distant de cestedite ville dune lieue, ou fief et juridiction du Désert, appartenant à M. Jean Pinart Sieur de Kerglas, Conseiller en Parlement et par lui tenu prochement du roy, comme verrez par la requeste qu'ils vous presentent, et nous ont requis l'accompagner de nos lettres, affin que si ledit lieu vous est agréable, il vous plaise nous faire entendre sur ce vostre volonté. Ils ont dépesché ce porteur exprés par devers vous. Cependant et en attendant vostre response, vous ferons inquisition avec les Officiers du Roi, de la commodité ou incommodité et de la vérité du contenu en ladite requeste, affin que vostre ordonnance receue, Monseigneur, apres nos tres humbles recommandations à vostre bonne grace, nous prions Dieu vous donner tres bonne et tres longue vie, De Rennes, le 12 octobre 1563. Vos tres humbles et tres obeissants serviteurs, E. Lallemant, de Chantecler. Et sur la lettre : A Monseigneur le Duc d'Estampes Gouverneur et Lieutenant général pour le Roy en son pays et Duché de Bretaigne. Pris sur l'original.



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Pour resituer ces faits dans leur contexte historique on peu se référer aux pages web suivantes :
http://perso.club-internet.fr/lionelcoutinot/tps/ch2c.html
http://huguenots.picards.free.fr/huguenot/chronologie.htm


[1]  Cf. l'édition en ligne des édits de pacification  par B. Barbiche : http://elec.enc.sorbonne.fr/editsdepacification/  

[2] A. C. Rennes, GG 343, pièce n°1.

[3] Bibl. Nat., Ms. fr. 15879, fol. 161

[4] Philippe Le Noir de Crevain, Histoire ecclesiastique de Bretagne depuis la réformation jusqu'à l'édit de Nantes, Paris, Grassart, Nantes, Guéraud, 1851, p. 122.

[5] Hédé est en effet à 24 km de Rennes; Liffré à 19 km

[6] Dom Morice, Preuves pour servir à l'histoire de Bretagne, Paris, Ch. Osmont, 1742-1746, t. III, col. 1340. Lettre des commissaires au gouverneur, du 12 octobre 1563.

[7] Saint-Grégoire, à 5 km au nord de Rennes. Le fief du désert fait peut-être référence à Saint Erblon, à 15 km au sud de Rennes, connu au Moyen Age sous le nom de Saint-Erblon du désert, car situé dans l'archidiaconé du Désert. Et non pas à Bazouges du désert, située à 50 km de Rennes

[8] A. C. Rennes, GG 343, pièce non numérotée.

[9] Alexsandra Liublinskaia, (éd.), Documenty po istorii grazhdanskikh voju vo Frantsii 1561-1563, Moscou, éditions de l'Université, 1962, n°117, (Documents pour servir à l'histoire des guerres civiles en France 1561-1563 ; pièces tirées de la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg) p. 307-318 : « réponse du duc d'Etampes et des commissaires royaux aux requêtes des huguenots de Bretagne ».

[10] Pierre Bourdieu, «Droit et et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en ouvre des règlements », Actes de la recherche en science sociale, 1990, n°81-82, p. 86-96.

[11] Archives Communales de Rennes, GG 343, pièce non numérotée.  

[12] Publié par Dom Morice, Preuves pour servir à l'histoire de Bretagne, Paris, Ch. Osmont, 1742-1746, t. III, col. 1340.

 

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